lundi 14 novembre 2011

jeudi 27 octobre 2011

ça vaut pas la peine...

...de laisser ceux qu'on aime
pour aller faire tourner
des ballons sur son nez.
Michel Rivard - La complainte du phoque en Alaska.

Photographie : Shaki Pelott

dimanche 18 septembre 2011

La promeneuse des nuages



"Il y avait dans le groupe en question un avaleur de sabres avec tout son attirail, un charmeur de serpents qui ne se séparait jamais de son pipeau et du panier d’osier fermé d’un couvercle où dormait, prétendait-il, une vipère exotique au venin foudroyant, et un lanceur de couteaux qui voyageait en compagnie de sa partenaire, une gitane élancée comme une liane et sombre comme un ciel d’orage. Celle-ci s’était confiée à moi. Elle était lasse de sa vie d’errance, rêvait d’un foyer, d’une famille. J’étais un peu gêné de sa confiance, puisqu’en l’acceptant secrètement je trahissais celle de ses compagnons, mais peu à peu j’en était venu à comprendre son désarroi et sans doute aussi n’étais-je pas resté insensible au charme de son regard mélancolique. Un jour où le bateau faisait escale dans une de ces rares îles lointaines qui ne sont pas encore répertoriées sur toutes les cartes, elle vint vers moi. La matinée tirait à sa fin, je fumais une cigarette sur le pont, allongé dans un transat en relisant quelques pages de Kipling. Elle s’arrêta à mes côtés, l’air nerveux. J’interrompis ma lecture, levai les yeux vers elle. Elle se mit à parler rapidement, en regardant fréquemment par dessus son épaule. Il fallait que je me rende à terre, que je trouve un guide qui nous emmènerait sur les chemins du volcan de cette île. Il le fallait, elle le savait, sa liberté était là, elle en était sûre, elle reconnaissait ce volcan qu’elle distinguait pour la première fois dans le lointain mais qui avait hanté ses rêves pendant des mois, des années, sans qu’elle sût pourquoi. Je me levai, allai m’appuyer au bastingage, envisageai la silhouette du volcan dont le sommet se perdait dans les nuages. Je fus pour dire : “Soit. Je me fais fort de trouver un guide et je veillerai à ce qu’il tienne ses distances, mieux vaut ne pas trop faire confiance à ces sauvages. Nous aurons tôt fait de gravir ce volcan et de comprendre sa signification. Oui, j’affronterai les précipices et la lave si votre liberté est à ce prix.” Au lieu de quoi je m’entendis répondre : “Comme vous y allez. L’affaire n’est pas sans danger. Nous ne connaissons rien de ces sauvages, et puis un volcan, cela se réveille ! En plus ses pentes me semblent bien escarpées et je suis sujet au vertige.” Elle porta un doigt à sa bouche, en mordilla l’ongle, puis dit dans un souffle “Si vous acceptez je me donnerai à vous.” Sur quoi elle tourna les talons et s’enfuit. Je m’en voulais de la lâcheté de ma réponse, et plus encore de l’avoir en quelque sorte forcée à la promesse qu’elle venait de me faire. Je la désirais bien sûr, mais dans le cadre d’un sentiment romantique qu’avait déjà largement échafaudé mon esprit, pas dans celui d’une reconnaissance de dette ! Désemparé, je choisis la fuite en avant. Je profitai d’une chaloupe qui allait au ravitaillement pour gagner la terre. Un matelot, encouragé par l’offrande d’une bouteille de vieux rhum, accepta de m’aider. Il baragouinait quelques mots des dialectes de ces mers lointaines et parvint à me dénicher un guide et à lui faire comprendre ce que j’attendais de lui. Un peu de verroterie que j’avais pris soin d’apporter conclut l’affaire avec le sauvage. De retour sur le bateau, j’appris la nouvelle à la gitane. Elle n’eut pas l’air étonnée. Elle m’annonça à son tour que ses compagnons avaient eu vent de notre projet d’excursion et avaient décidé de se joindre à nous. J’avais fixé le départ deux heures avant l’aube. Le capitaine, un vieux hibou perpétuellement mal rasé et bougon qui avait la réputation de ne jamais dormir, ou plus exactement de dormir éveillé à la façon des requins, nous recommanda d’être de retour avant le lendemain midi, sans quoi il n’aurait d’autre choix que d’appareiller sans nous, et nous d’attendre son prochain passage dans six ou huit mois. Une chaloupe nous déposa à terre au prix d’une autre bouteille du même vieux rhum. Le guide nous attendait. Dès que nous fûmes à terre, il se mit en route sans se soucier de savoir si nous le suivions. Il marchait pieds nus, et pour autant il nous aurait distancé si nous n’avions pris soin de le héler régulièrement pour l’avertir qu’il se pressait trop. Il s’arrêtait alors quelques instants, haussait les épaules et repartait du même pas. L’ascension proprement dite commença alors que le soleil émergeait à peine de l’océan cuivré. Des heures durant, nous cheminâmes sur un sentier que l’on devinait à peine, au coeur d’une végétation lourde du vrombissement d’insectes géants, des cris énervés de singes invisibles et des sifflements bizarres d’oiseaux inconnus. Je dois préciser que pour tout bagage, l’avaleur de sabre s’était muni d’un sabre, le charmeur de serpents de son pipeau et de son panier d’osier, et le lanceur de son couteau le plus précieux. La gitane ne portait que son espérance. J’étais le seul à avoir prévu de l’eau, heureusement en quantité suffisante pour la partager avec qui m’en demandait. À ce propos, notre guide ne m’en demanda pas une fois. Tout juste de temps en temps cueillait-il un fruit rouge de la taille d’une grosse framboise qui abondait au long de certaines portions du chemin, le portait à sa bouche et en recrachait le noyau, tout cela sans jamais ralentir le pas. Je me gardai bien de l’imiter, de peur qu’il s’agisse d’une variété vénéneuse comme ces contrées en comptent tant. Mes compagnons d’aventure, moins timorés, se mirent à imiter le guide, et je remarquai que si au début ils goûtaient le fruit inconnu avec hésitation, ils se mirent bientôt à le déguster avec une sorte de soif qui appelait déjà le suivant. Je tentai de dissuader la gitane de les imiter, mais elle dédaigna mon conseil avec un regard hautain. À mesure que nous grimpions, la chaleur et les sons ambiants s’atténuaient imperceptiblement, tant et si bien que nous nous retrouvâmes environnés d’air frais et d’un silence total sans être capable de dire depuis quand nous avions franchi cette frontière. La végétation avait elle aussi peu à peu fondu pour faire place à de la pierraille, et à ce jour j’ignore encore comment notre guide pouvait y marcher sans se blesser. Je remarquai que mes compagnons guettaient avec obstination le bord du chemin, et je mis un moment à comprendre qu’ils y cherchaient les fruits rouges, lesquels avaient eux aussi disparu du décor. Bientôt, ils eurent une autre occupation pour leur esprit : le chemin était devenu de plus en plus étroit, jusqu’à n’offrir plus qu’une étroite corniche accrochée au flanc du volcan, où nous n’eûmes d’autre choix que d’avancer en file indienne en essayant, pour ma part en tout cas, de ne pas laisser la pensée du précipice que nous longions nous paralyser. L’air devenait froid, et chose extraordinaire à cette altitude, les fruits firent leur réapparition dans des petits buissons maigrelets accrochés à la paroi. Seule leur couleur avait changé, ils étaient maintenant de la teinte des myrtilles. Mes compagnons reprirent leur cueillette. Je leur fis remarquer que notre guide pour sa part ne cueillait plus et qu’il y avait peut-être à cela une raison, mais rien n’y fit. Chaque buisson accessible était nettoyé de ses friandises couleur de nuit, et ils n’hésitaient pas pour cela à se hisser sur la pointe des pieds au risque de glisser et de dévaler le précipice. Puis même ces buissons se raréfièrent et disparurent. Un brouillard léger monta de la vallée, tandis que des nuages se rassemblaient sur le haut de la paroi. L’un finit par rejoindre les autres, et bientôt nous avançâmes comme à tâtons, le regard de chacun agrippé à la silhouette qui le précédait comme un naufragé à sa bouée. Nous finîmes par nous trouver réunis sur une plate-forme de pierre, au bout du bout de tout. Le guide nous y attendait, les bras croisés.

Il se passa alors ceci.

La gitane s’écria : “Je sais que vous m’aimez, mais moi je n’aimerai que celui qui saura sortir de sa prison et me faire sortir de la mienne.” Il faut croire que je n’étais pas le plus vif d’esprit sur cette plate-forme en haut du volcan, puisque je me demandais encore ce qu’avait bien pu vouloir dire la gitane quand le charmeur de serpents s’écria :

- Moi je sors de ma prison !

Il posa son pipeau et son panier, et s’empara du sabre de l’avaleur avant que celui-ci n’ait pu réagir. Sans plus hésiter, il rejeta la tête bien en arrière, plaça le sabre pointe en bas au dessus de sa bouche grande ouverte. Il y plongea le sabre qui lui déchira le gosier, fit trois pas chancelants en arrière et bascula avec un borborygme affreux dans le précipice.

L’avaleur de sabres s’écria à son tour :

- Moi je sors de ma prison !

Il se plaça dos à la paroi et fit du menton un signe de défi au lanceur de couteaux. Celui-ci saisit le manche nacré à sa ceinture, fit glisser la lame hors de l’étui. Un geste sec du poignet et le couteau fit une volte au dessus de sa main. Il rattrapa la lame du bout des doigts, et sans viser lança le couteau qui vint se ficher dans le coeur de l’avaleur de sabre. Celui-ci tituba jusqu’au bord de la plate-forme, se laissa partir en avant et disparut.

Le lanceur de couteaux s’écria à son tour :

- Moi je sors de ma prison !

Il se pencha, retira le couvercle du panier d’osier du charmeur de serpents. Il ramassa le pipeau, s’assit en tailleur face au panier et commença à jouer. La tête du serpent apparut bientôt. Un instant plus tard, sans que je me rappelle l’avoir vu sortir du panier, il disparaissait en se faufilant dans la pierraille, tandis que le lanceur de couteaux debout, regardait l’air incrédule tantôt le pipeau qu’il avait lâché et qui était à ses pieds, tantôt les deux poinçons à son poignet. Puis il se tourna vers nous et dit :

- Alors ça mes gaillards ! Alors ça mes gaillards !

Il se mit à marcher comme un somnambule, le regard déjà vide, trébucha sur une pierre et disparut à son tour dans le précipice.

La gitane se tourna vers moi :

- Et toi ? Vas-tu sortir de ta prison ?

J’était tellement abasourdi par ce dont je venais d’être le témoin que pour toute réponse je levai les paumes devant moi pour lui signifier cet ébahissement.

- Alors, adieu.

dit-elle, Elle me tourna le dos et avança vers le bord de la plate-forme.

- Attendez !

m’écriai-je en me lançant enfin à sa suite. Le guide me rattrapa de justesse.

Quand à elle, je ne la vis pas tomber. Il me sembla voir sa silhouette poursuivre son chemin dans le nuage. Bien sûr cela était impossible. Le guide dut avoir la même hallucination, car il fit un geste de la main en direction de la silhouette imaginaire, comme pour la saluer.


Bien sûr cela était impossible. Et pourtant depuis ce jour je cherche dans les nuages la silhouette de la gitane, et il me semble l'avoir aperçue quelquefois."

Extrait de Souvenirs insolites d’un voyageur solitaire à la voix chevrotante, du capitaine Comtant-Delaître -  Éditions La Primesautière - 1932.

© Bibliothèque pour tous - Shaki Pelott 2011.
 Photographie : Shaki Pelott.

dimanche 5 juin 2011

Amour et printemps


Photographie : Shaki Pelott, en hommage à Émile Waldteufel et cette si jolie mélodie qui pendant des années a fait l'ouverture du Ciné Club d'Antenne 2, tout ça ne nous rajeunit pas ma bonne dame :-)

dimanche 29 mai 2011

Tout au dessus des nuages



Dans la brume du matin, une pièce entre les doigts
Une peine dans le cœur, pas de quoi rentrer chez moi
Sur un aéroport, comme on voudrait s'envoler !
Dans la brume du matin, nulle part où aller

Sur la piste du départ la première Caravelle 
Disparaît dans le brouillard, je vois scintiller ses ailes
J'ai de la pluie dans les yeux, dans la gorge un goût d'alcool
Mais déjà je la vois qui a pris son envol

Dans la brume du matin elle ne laisse qu'un sillage 
Avant de partir au loin tout au dessus des nuages
Où le ciel est toujours bleu, où jamais il ne pleut
Elle volera à midi au-dessus de mon pays

Tout ça me fout le cafard, ici cloué sur le sol
J'ai les yeux pleins de brouillard, j'sens la fumée, je sens l'alcool
Il vaudrait mieux pour moi retourner sur mes pas
M'en aller un peu plus loin dans la brume du matin

M'en aller un peu plus loin
Dans la brume du matin


D'après "Early morning rain" de Gordon Lightfoot.
Adaptation française, "Dans la brume du matin" de Jean-Michel Rivat pour la superbe interprétation de Joe Dassin.

Photographie : Shaki Pelott

dimanche 8 mai 2011

Bare wires


These are the bare wires of my life
Since it was cut down the middle by love
Tides have been turning - I have been learning
All my bare wires are alive
All my bare wires are alive

John Mayall

Le soir. On allume la télé. On se dit “Non mais t’as vu ç’qu’y passent ? J’veux l’feuilleton à la place !” Ou alors ré-écouter “Vertige de l’amour” ? On zappe, et on se retrouve nez à nez avec Jean-Luc Godard en train de tailler une bavette avec une belle journaliste (“forcément belle” aurait précisé Marguerite) dans un troquet. Sauf son respect, il a une tête de vieil oiseau poilu. On fait mine de rien, comme si on ne le reconnaissait pas, on s’assied, on fait semblant de ne pas du tout s’intéresser à lui, il continue à parler, et nous on écoute. Et je me dis “décidément ce Godard, c’est un drôle d’oiseau poilu”. Je ne le dis pas tout haut pour ne pas le troubler et qu’il ne perde pas le fil de ce qu’il est en train de raconter. La journaliste belle, forcément belle, essaie de savoir ce que ça fait d’être un monument du cinéma. Godard essaie de lui expliquer qu’il n’en sait rien puisqu’il ne reconnaît en lui-même aucune espèce de monument du cinéma. Je repense à ses films. Je me demande si aujourd’hui quelqu’un lit encore du Nouveau Roman. Mais Godard, pas de doute, on le regarde encore. Enfin en ce qui me concerne, je le regarde plutôt en diagonale. Mais une chose est certaine, ses films sont aussi de drôles d’oiseaux. Ils ont ceci de particulier qu’on peut les prendre en route, cela n’a aucune importance puisque l’histoire, le récit n’y ont aucune importance, et même il ne doit surtout pas y avoir d’histoire, de récit au sens classique. Là on est bien dans le parallèle avec le Nouveau Roman. Mais là où le Nouveau Roman n’y a gagné qu’une aridité rédhibitoire, les films de Godard restent curieusement fascinants. Peut-être parce-que voir un film de Godard, ce n’est pas voir un film. Voir un film de Godard, c’est prendre à pleine main un fil électrique dénudé qui traîne par terre, et là, secousse ! Le spectateur se retrouve soudain en connexion directe avec les neurones de Godard, il voit les éclats de couleurs que Godard a vus, entend les bruits que Godard a entendus, surprend les conversations ou les bribes de phrases que Godard a surprises, se fait les réflexions que Godard s’est faites, rêve le fantasme que Godard a rêvé. Ah, le voilà qui se lève. J’espère que ce n’est pas à cause de nous. Non, c’est simplement l’entretien qui est terminé. Il a fini par allumer le cigare qu’il faisait tourner entre ses doigts depuis un moment. Il dit au revoir à la belle journaliste. Il retourne à son nid.
Un drôle d’oiseau poilu, je vous le dis. Comme son cinéma.
Un oiseau rare.

Les auteurs des photos de Jean-Luc Godard me sont inconnus.

dimanche 10 avril 2011

Waiting for Dorothy



"En sortant du restaurant, j’avais deux heures à tuer : je pris la voiture et me rendis aux Studios Paramount. Je me garai en face de l’entrée principale. Soit dit en passant, c’est un moyen comme un autre de perdre son temps, en admettant que vous ayez du temps à perdre. Il y a en permanence un va-et-vient de jolies filles qu’un sifflement admiratif n’effarouche pas, et puis il y a toujours la possibilité que Dorothy Lamour fasse une apparition vêtue de son sarong, même s’il ne faut pas trop y compter. Cette après-midi-là, j’ai vu défiler pas mal de beautés qui avaient de quoi enflammer l’imagination, mais il se trouve que j’étais d’humeur sélective : ce serait Lamour ou rien. Résultat des courses : ce fut rien."
James Hadley Chase - You never know with women.

Traduction : Shaki Pelott.
Photographie : auteur inconnu. 

dimanche 27 mars 2011

Les sirènes de l'opéra



"La soirée avait sans doute été trop mondaine et j’en portais la responsabilité. J’avais secrètement loué une baignoire à l’opéra, dans l’espoir de surprendre et charmer mon amie. J’avais atteint la moitié de mes objectifs : je l’avais surprise. La raison aurait voulu que je laisse de côté ce mouvement vaniteux de Pygmalion et que j’obéisse plutôt à son désir, qui était tout simplement de se régaler d’une gamelle de boulettes de viande mêlées de riz et de faire ensuite le tour du quartier à la nuit tombante en quêtant le long des murs et des trottoirs d’alléchantes odeurs. Au lieu de quoi ce fut donc l’opéra.

Dès notre arrivée devant l’imposante façade, je vis que la tête lui tournait un peu à la vision de la noria des longues limousines, des dames en toilettes raffinées et des messieurs élégants fleurant le tabac hollandais, ce qui la fit éternuer à plusieurs reprises, retarda d’autant notre montée des marches et fit se tourner vers nous quelques regards désapprobateurs. Je choisis de ne pas séjourner plus que nécessaire dans le grand hall où la foule se pressait, celui-ci saluant celle-là dans le brouhaha des “Il y a trop longtemps que nous ne nous sommes pas vus”, “Mes amitiés au ministre”, “Et vos roses, très chère, comment se portent vos roses ?” Je me félicitai d’avoir fait le choix de la baignoire. J’y avais certes laissé la quasi totalité de mon dernier cachet, mais je vis que cette relative intimité rassérénait mon amie, qui ne tarda pas à se lover à mes pieds en soupirant d’aise.

Tout se passa bien jusqu’à ce que, chacun ayant trouvé sa place et les lumières une fois tamisées, un maître de cérémonie à la mine compassée fît son apparition sur l’avant-scène pour annoncer l’apéritif aux couleurs du Music Hall de cette soirée qui, j’ai omis de le préciser, était soirée de gala pour les Oeuvres de Bienfaisance de la Richesse Oisive et Oiseuse, d’où le prix particulièrement élevé des billets. Nous eûmes droit à la gouaille d’une chanteuse affublée en garçonne, à un lanceur de couteaux qui fit tressaillir les spectatrices, les spectateurs eux prenant bien soin de prendre l’air blasé tandis que les lames se fichaient en tremblant de part et d’autre de la frêle jeune fille qui rendait l’exercice dangereux donc intéressant, et après les couteaux vint le prestidigitateur, pompeusement affublé du titre de magicien. Et là, les choses se gâtèrent une première fois. Le numéro du magicien avait ceci de saugrenu qu’il faisait intervenir toute une armée de chats qui tantôt surgissaient d’un carton vide la seconde d’avant, tantôt disparaissaient à tour de rôle dans le même carton qui semblait sans fond, pour mieux réapparaître après quelques instants, sautant alertement d’un autre carton posé à quatre pas du premier. Mon amie eut tôt fait de flairer le scandale que représentaient ces animaux de basse extraction sur la scène de l’opéra. Inquiète, elle se dressa sur ses pattes de derrière, prenant appui sur la balustrade. Lorsqu’elle eut confirmation que ses craintes étaient fondées et qu’il s’agissait bien d’une sarabande de chats, elle se mit à aboyer avec vigueur pour manifester son juste courroux. Comme vous ne l’imaginez sans doute pas, le public guindé, au lieu de la soutenir et de siffler ce numéro peu digne, tourna vers nous des mentons levés et des sourcils froncés. Je choisis d’éviter le scandale et entraînai mon amie hors de la loge. Une fois dans le corridor, elle se calma peu à peu. J’allai jusqu’au bar et fit déboucher un vieux champagne. L’éclat joyeux du bouchon fit sursauter mon amie. Je ne vidai pas tout à fait ma coupe et elle lapa la gorgée qui restait en remuant la queue. 

Après avoir obtenu confirmation du départ de la scène de l’homme aux chats, je ramenai à notre baignoire mon amie qui ne tarda pas à ronfler à mes pieds. Le majestueux rideau cramoisi se leva enfin et le spectacle proprement dit commença. Il y était question de pirates sur le pont d’un trois-mâts qu’une ambitieuse mise en scène avait remarquablement reconstitué. Les pirates avaient enlevé une belle qui se trouva bientôt comme il se doit en pareilles circonstances attachée au grand mât. Et là les choses se gâtèrent pour la seconde fois. Tandis que les petits rats mimaient par leurs entrechats l’océan en furie, la belle se mit en effet soudain à s’égosiller d’une voix de tête, sans doute pour appeler au secours la marine royale qui croisait, au moins l’espérait-elle, dans les parages. Or, mon amie ne supporte pas les bruits aigus en général, et les voix de tête en particulier, en sont témoins les mollets de la factrice de notre quartier, une pipelette invétérée qui criaille chaque jour l’arrivée du courrier dans l’espoir d’attirer chacun des administrés dont elle emplit la boîte aux lettres afin d’épancher son trop plein de cancans. Donc, voix de tête. Résultat : mon amie se réveille, s’ébroue, s’assied, lève le museau vers le plafond (richement décoré) et se met à hurler à la mort. Que dire de cette humanité rassemblée pour une soirée de soi-disant bienfaisance et qui à aucun moment ne fit preuve d’indulgence envers mon amie ? Personne, je dis bien personne ne se leva pour demander à la brailleuse attachée à son mât d’en rabattre. Au lieu de cela nous eûmes droit une fois encore à des regards indignés, et même l’on commença à chuchoter dans les rangs en nous montrant du doigt. C’en était trop. Je décidai que cette société déplaisante et hautaine n’aurait pas un instant de plus l’heur de notre compagnie et nous partîmes sans nous retourner.

Sur le chemin du retour, nous fîmes un arrêt dans une de ces grandes brasseries fréquentées par les noctambules en quête à la sortie du spectacle d’une assiette d’huîtres et d’un verre de champagne. Je commandai deux flûtes. Mon amie but la sienne d’un air las et nous regagnâmes enfin nos pénates qu’elle retrouva avec de joyeux jappements.

Ô opéra, à l’avenir garde tes petits rats, tes chats et ta vaine société : nous ne céderons plus au chant pernicieux de tes sirènes."

Extrait de  

Mon amie a du chien, d’Anselme Vertuchoux - Éditions du Petit Brigand de Grand Chemin  - 1925.
© Bibliothèque pour tous - Shaki Pelott 2011. 

Photographie (extrait) : Miles Aldridge

samedi 5 mars 2011

Going back


“(Delécluze,) l’étonnant auteur d’une Justine de Liron - que les historiens de la littérature négligent tous avec un même élan - a décrit, avec l’émotion exacte de celui qui traque ou taquine un mystère où il soupçonne une révélation, le retour de l’âge mur aux sources de son affectivité,  le trouble méticuleux, tatillon de qui pose sur le passé un regard adulte qui contient ce passé et se heurte à lui.”
Jacques Laurent - Roman du roman.

“The grass was greener

The light was brighter
The taste was sweeter
The nights of wonder
With friends surrounded
The dawn mist glowing
The water flowing
The endless river”

David Gilmour/Polly Samson - High hopes.

 
Voilà que ma pensée s’enfuit vers l’univers familier de mon enfance, repart vers ces jours où le monde paraissait si simple. 

Où sont les passe-temps d’alors ? Dans quel grenier, dans quelle malle dorment les jouets disparus ? Où sont les trains électriques, les livres de coloriage ? Où sont les arbres où il faisait si bon grimper ? Vieillir la jeunesse au cœur, voilà peut-être la main gagnante au jeu de la vie.
Aucune richesse n’a pu remplacer les jouets que je prêtais à un ami, et en ouvrant mon agenda j’aimerais trouver cet emploi du temps :  “Regarder voguer mon bateau à voiles dans le bassin du jardin public”. Après tout, ce n’est pas si compliqué, il suffit d’avoir le courage de se laisser emporter chaque jour par le tapis volant du souvenir. Il suffit de jouer à cache-cache avec la peur du temps qui court, et vivre chaque journée plutôt que compter chaque année.
Qu’importe la réalité ? Essayez de me rattraper si vous le pouvez : je repars là-bas.




D’après “Going back” de Gerry Goffin et Carole King, récemment repris par Phil Collins sur son album éponyme. Traduction libre : Shaki Pelott.
Photographie en noir et blanc : auteur inconnu.
Photograhie couleur : Shaki Pelott.

dimanche 6 février 2011

Vagabonde


Vagabonde, attends le jour
Reste encore un moment
Une heure d'arrêt sur ton chemin
Ne fera pas de moi ton amant.

J'aimais une fille de neige
Quand je faisais la guerre
Fallait se battre en attendant
Que la nuit gèle tout sur terre.

Elle avait les cheveux comme toi
Mais quand elle s'endormait                      Travelling lady, stay awhile
Elle les tissait de longs fils d'or                  Until the night is over
De givre, d'air, de fumée.                           I'm just a station on your way,
                                                                    I know I'm not your lover.
Pourquoi ne dis-tu plus un mot
Debout devant ma porte ?                          Well I lived with a child of snow
Tu savais bien où tu partais                       When I was a soldier
Avant de voir cette route.                           And I fought every man for her
                                                                    Until the nights grew colder.

                                                                   She used to wear her hair like you
                                                                   Except when she was sleeping
                                                                   And then she'd weave it on a loom
                                                                   Of smoke and gold and breathing.

                                                                   And why are you so quiet now
                                                                   Standing there in the doorway ?
                                                                   You chose your journey long before
                                                                   You came upon this highway.

                                                                   Travelling lady stay awhile
                                                                   Until the night is over.
                                                                   I'm just a station on your way,
                                                                   I know I'm not your lover.

Leonard Cohen - Winter Lady
Traduction : Graeme Allwright
Photographie : Shaki Pelott

samedi 29 janvier 2011

Sur la route

Buscando el amor, he avanzado por la vida
Hoy he dispuesto entregar mi corazón a quien lo pida
Hoy no sé adónde voy, tan solo sé que mi camino
Es seguir hacia delante y tener fé en mi destino

¿ Quien pusiera decirme que este sendero no lleva pena ?
Aunque sé que en la vida tras las fatigas hay cosas buenas


L'amour, je l'ai cherché tandis que passaient les jours
Aujourd'hui, j'offre mon cœur à qui voudra l'accepter
Où je vais, je n'en sais rien     

Je me contente de suivre la voie qui m'est tracée
J'avance et je garde foi en mon destin.

Qui pourrait me dire que la route est sans souffrance ?
Au moins je sais maintenant, au détour du chemin 

Profiter des moments d'insouciance

Gabriel Sandoval - "La chanson" - Sur la route

Interprétée et mise en musique par Bernardo Sandoval - B.O. du film "Western", de Manuel Poirier
Disponible en CD aux éditions Virgin, réf. 7943 8 44889 2 5
Traduction libre : Shaki Pelott
Merci à Mira pour son aide précieuse dans la transcription du texte original.

jeudi 27 janvier 2011

Lo sguardo ribelle

- Dis un peu...


- Il y a beau temps que je veux te demander ça...



- Que signifie cette montre pour toi ?



dimanche 23 janvier 2011

Les amis de M. Cairo


Elle avait surgi de nulle part, échappée d’un sombre carnaval à la Mickey Spillane. Les balles pleuvaient autour d’elle, et ses amis avaient une fâcheuse tendance à mourir. Sam Spade allait vite l’apprendre : au petit jeu du détective, cette fois, ce n’est pas lui qui fixerait les règles. Pour commencer, il allait vérifier ce qu’elle racontait, mais il allait devoir le faire tout seul : son collègue Archer était sorti sans parapluie sous l’averse de plomb et il ne lui serait plus jamais d’aucun secours. La route allait être longue jusqu’aux amis de M. Cairo. Longue et dangereuse. Les faux frères, le whiskey coupé qui vous endort mieux qu’un direct... À la chasse au Faucon Maltais, on ne peut compter que sur une seule fidélité : celle de son flingue.

Les films noirs de la grande époque sont autant de billets d’avion Chicago - Hong Kong via le bazar d’Istanbul. La pègre, la prohibition, l’argent facile, quoi de plus fascinant ? Un peu d’imagination dans un faubourg d’Hollywood, et voilà Capone expédié à l’ombre, voilà l’étoile filante Citizen Kane à la conquête de New York. Parlez-moi de Cagney et vous ne me lasserez jamais. Et pourquoi pas Jimmy Stewart à la présidence ? Ou Edward ‘G’, ou n’importe lequel de ces types qui n’hésitent pas à tirer et touchent toujours entre les deux yeux ?

Au casino de l’Amour et du Hasard, celui qui donne les cartes laisse sa science au vestiaire. Au casino de l’Amour et du Hasard, les atouts sont dans la manche. Si vous voulez tenter votre chance, apprenez d'abord à la vouloir. La fortune, la vraie, c’est un film en noir et blanc. Celui qui a compris cela est le Roi du Monde, le Parrain, là, maintenant, simplement parce-qu’il y croit.


Fondu au noir... Ou un prince, celui que tout le monde prenait pour un voleur... Celui qui est prêt à enlever la belle, prêt à l’emmener très loin, vers l'Orient, Baghdad... Mais elle, est-elle prête à braver son père ? Est-elle prête à suivre son prince jusqu'au bout de la terre ?

La belle est dans la salle. C’est à elle qu’il parle, depuis l’écran géant. À elle, comme au miroir de son désir. Il aimerait tellement être à ses côtés, mais la belle se dérobe, se détourne, fait naître le mystère, et bientôt, sur l’écran, le prince n'est plus là que pour elle.

Ce scintillement dans la nuit silencieuse, qui illumine l’écran et lui insuffle une âme, m’a révélé l’amour. Le grand amour, c'est le grand écran qui me l'a appris. J’ai vu une déesse, ressenti son pouvoir, et je l’avoue, je ne rêvais que de cela, être avec elle, dans ce scintillement. Être avec elle.

Les films muets, le parlant, le technicolor, depuis si longtemps... Je revois tant d’images, nettes comme des traces de pas dans la neige de ma jeunesse. Toutes ces stars que j’ai adulées, jusqu’à suivre chaque battement de leur cœur : leur éclat a brillé tant d’années. Le bonheur, simplement de les voir illuminer l’écran de leur présence : Clark Gable, Fairbanks, Maureen O’Sullivan. Ces mondes rêvés allaient devenir ma vie, mon pays d’élection. 
Imaginez la lumière naissante, imaginez que moi, j’ai pu parler à cette lumière divine.
Imaginez que j’ai gagné le privilège d'être à jamais dans ce firmament. 

D'après "The friends of Mr. Cairo", de Jon Anderson. Traduction (très) libre : Shaki Pelott.
L'auteur de la photographie de Maureen O'Sullivan m'est inconnu.

dimanche 2 janvier 2011