- Mon adjudant, il n’y a plus de place nulle part, qu’est-ce qu’on fait ?
L’adjudant envoya un coup de menton et lança :
- Vous m’prenez pour un con, Ferenzi ?
Mais de fait chaque salle de classe de l’école des garçons, dernière étape avant le front, était bondée, les couloirs encombrés. Il redonna un coup de menton, cette fois pour indiquer la porte menant à la cour de l’école :
- Allez voir le lieutenant Charvet de ma part.
- Bien mon adjudant.
Ferenzi tourna les talons et se dirigea vers la porte, suivi de ses trois camarades. Encombrés par leur paquetage et leur fusil, ils se frayèrent un chemin entre les caisses et les outils stockés tout le long des murs. Ils sortirent. L’air froid de la soirée les fit frissonner. De l’intérieur, quelqu’un brailla d’une voix courroucée :
- La porte !
Bergeron se retourna, la referma soigneusement. De lourds flocons commençaient à se mêler à la bruine qui n’avait pas cessé de la journée. L’humidité perçait tout, à l’usure. Le portail avait été largement ouvert pour permettre le passage d’une procession de chevaux fatigués. Les échos mêlés de leurs fers se taisaient à mesure qu’ils arrivaient enfin sous le préau qui leur était réservé. La cour était encombrée de chariots. Il y eut un sifflement lointain, comme d’une fusée de feu d’artifice, suivi après un court silence d’un craquement orageux qui suscita sous le préau une série de hennissements inquiets ponctués de chocs de sabots. Gillet s’immobilisa :
- Une soeur de la grosse Bertha !
- Les soeurs de la grosse Bertha, on va leur botter les fesses ! assura Bergeron d’un ton martial.
Le lieutenant Charvet souleva son képi, se gratta le crâne. Il alla en référer au capitaine, qui s’était mis à l’abri sous le préau.
Le capitaine ébaucha un salut en réponse à celui du lieutenant, en maugréant “Charvet, quoi encore ?” Le problème exposé, il trancha :
- Collez-les de planton pour la nuit, ou tiens, mettez-les chez les filles ! Et si Poncet s’avise de broncher, dites-lui que c’est un ordre. Et maintenant rompez, j’ai autre chose à faire qu’à m’occuper de ces fadaises. Figurez-vous que la place manque aussi pour les chevaux, et ils vont être autrement plus coton à caser que vos quatre hurluberlus !
Alors qu’ils passaient par la rue pour gagner l’école des filles, miroir de pierre de celle des garçons, il y eut un autre sifflement, un autre craquement d’orage. Un peu plus forts.
Le lieutenant Poncet trônait au centre de la cour. Les joues rouges de son visage poupin donnaient en permanence l’impression d’avoir été souffletées. Charvet alla lui parler, laissant ses quatre naufragés en arrière-garde. La cour là aussi était encombrée de chariots, le préau là aussi abritait des chevaux épuisés et transis. Quand Charvet eut expliqué la raison de sa présence, Poncet leva les yeux et les paumes vers le ciel, protesta. Un moment après, Charvet revint annoncer l’issue des négociations :
- C’est bon. Il voulait vous caser dans le couloir, mais j’ai réussi à le convaincre de vous permettre d’occuper la remise à l’étage. Je vous signale que ça m’a coûté cinquante grammes de tabac. Demain matin rassemblement à quatre heures trente.
Ferenzi claqua les talons, plaça sa main droite sur son coeur et dit d’un ton emphatique :
- Merci mon lieutenant. On vous dira jamais assez combien on vous aime.
Charvet haussa les épaules :
- Allez, dormez bien les gars.
Ils levèrent la main, “Merci lieutenant, vous aussi dormez bien. À demain”.
Salles de classes, couloirs, escaliers. Bondés. Cela sentait la toile humide, le tabac froid, la sueur. Mais étrangement, par dessous ces odeurs, cela sentait encore l’école. La craie, le renfermé, le poêle à bois. Les salles de classes étaient décorées de guirlandes et de branches de sapin entourées de rubans rouges. Dans la salle des grandes, il y avait même un vrai sapin de Noël surmonté d’une étoile en papier brillant. Les écolières s’étaient sans doute rassemblées là pour chanter ensemble. Au tableau était écrit : “Joyeux Noël - Nous pensons à nos courageux soldats”. Au dessous, ajouté récemment d’une écriture maladroite mais respectueuse de l’orthographe en vigueur dans ce lieu : “Et nous on pense au cul de la Madelon.”
La remise était une pièce borgne et basse de plafond, mal éclairée par une ampoule nue et anémique. Un vieux tableau à l’ardoise écaillée reposait contre un des murs. Les ustensiles de ménage et les cartons de livres de bibliothèque réformés furent poussés dans un coin avec bardas et fusils. Un carton fut gardé pour servir de table.
Ils étendirent des couvertures sur le plancher. S’assirent en soupirant, s’autorisant enfin à céder à leur fatigue.
Gillet, dit le têtard en raison de son allure juvénile - on l’aurait plutôt vu armé d’un lance-pierres que d’un fusil, qui, une fois hérissé de sa baïonnette, était presque aussi grand que lui - montra du doigt une petite porte basse dans la cloison du fond :
- C’est quoi ça ? Où ça va ? Si ça se trouve y a un trésor derrière.
Guillaumot, le sombre, le taciturne, plus réaliste, tempéra les espérances du têtard :
- Un trésor c’est pas sûr, mais un peu de place en plus, se peut...
- Essaie d’ouvrir le gros, qu’est-ce que t’attends ?
Bergeron était installé le long de la cloison du fond. Il aurait sans doute écrasé d’un poing rageur quiconque se serait avisé de l’appeler “le gros”, sauf le têtard, qui bénéficiait d’une indulgence agacée et fraternelle. Il soupira, essaya de tourner la poignée de la porte :
- Fermée. Et pas de clef.
Ferenzi rappela que la nuit approchait et qu’ils avaient oublié de prendre des rations.
Bergeron, soucieux de ne pas se faire brimer, accepta de jouer les commissionnaires. Le têtard se proposa pour lui prêter main forte, assurant que jamais le gros ne retrouverait son chemin tout seul. Bergeron soupira. Lorsqu’ils furent partis, Ferenzi s’adressa à Guillaumot :
- Tu as de ses nouvelles ? La lettre d’aujourd’hui ?
- Oui.
- Elle va bien ?
- Oui. Le bébé c’est pour dans trois mois. D’ici là cette putain de guerre sera terminée, pour sûr ?
- Pour sûr, acquiesça Ferenzi.
- Un jour on ira chez toi, dans ton pays, dans ta famille, en Italie. Manger des tomates et des olives, et boire du vin au soleil de midi.
Ferenzi sourit :
- Rien ne me fera plus plaisir. Et j’espère bien que le têtard et sa Sylvette seront de la partie. Et Bergeron !
- Alors ta famille ils ont intérêt à en récolter une palanquée, de tomates et d’olives, parce que Bergeron comme dirait ma grand-mère, y vaut mieux l’avoir en peinture qu’à table, conclut Guillaumot avant de fermer les yeux et de s’endormir.
Il fut réveillé par l’orage. L’orage qui n’était pas l’orage. Ferenzi ne dormait pas. Il dit :
- On dirait que ça se rapproche.
Bergeron et le têtard arrivèrent peu après avec quatre rations de Noël, deux rations de rabiot, deux bouteilles de rouge. Le têtard fouilla la poche intérieure de sa vareuse et en sortit triomphalement une demi-bouteille de ratafia.
Tandis qu’ils mangeaient, le têtard parlait de Sylvette. Bergeron baissait la tête, gêné par cette histoire d’amour, lui qui vivait avec sa mère et n’avait encore jamais embrassé une fille. Guillaumot se taisait. Ferenzi pensait au lieutenant Charvet, mais ça il pouvait difficilement en parler aux autres. Il considérait la petite porte. La serrure en avait l’air élémentaire. Il voulut soudain savoir ce qu’il y avait derrière, comme si cela avait de l’importance. Il s’adressa au têtard, qui des quatre avait le sens pratique le plus développé :
- Dis-donc, toi qui es si dégourdi, tu peux nous l’ouvrir cette porte ?
- Tu rigoles ? En deux secondes ! Mais on devrait peut-être pas ?
- T’as peur de quoi ? Que Sylvette te tire les oreilles ?
Le têtard rougit, haussa les épaules, vexé. Il se faufila jusqu’à la porte, sortit son couteau de poche. Il s’escrima un quart d’heure sans succès :
- Je comprends pas, en principe, une serrure comme celle-là, en deux secondes...
- C’est pas grave, dit Ferenzi. C’est pas grave, le têtard. Les gars, je crois qu’il serait temps de dormir...
La foudre réveilla Ferenzi. Un éclair illumina la pièce au moment où il ouvrit les yeux, laissant après lui une pâle lueur ambiante. Les autres aussi étaient réveillés, et comme lui abasourdis. Le têtard sursauta, montra du doigt la petite porte du fond.
- Eh les gars, regardez. La clef ! Il y a une clef sur la porte !
Bergeron se redressa, se frotta les yeux.
- Eh ben qu’est-ce que t’attends ? le pressa le têtard. Ouvre-donc !
Bergeron tourna précautionneusement la clef. Ouvrit doucement la petite porte.
Il s’exclama à mi-voix :
- Oh nom de Dieu !
Puis il tourna vers les autres une face bouleversée avant se glisser comme il put dans l’étroite ouverture, bientôt suivi par les autres.
La pièce derrière la porte était grande et illuminée. Entourée de quatre convives, une table y était dressée, où trônaient un simple pichet de vin et une miche de pain. La mère de Bergeron, aussi frêle et menue que son fils était imposant, souriait en lui ouvrant les bras. Sylvette attendait le têtard. La femme de Guillaumot souriait doucement, une main posée sur son ventre. Charvet attendait Ferenzi . Ferenzi fut le premier à comprendre. Le têtard lui posa une main sur l’épaule :
- Ferenzi, pourquoi tu pleures ? T’as plus à t’en faire vieux :
ici, c’est le paradis !
* * *
- Quoi encore, Charvet ?
- Prêts mon capitaine. Manquent quatre hommes à l’appel. Ferenzi, Guillaumot, Gillet, Bergeron. Deuxième compagnie. Tués par l’obus de cette nuit.
- Tués chez les filles ? Ben c’est pas comme ça qu’ils auront une médaille !
Content de son mot, il éclata de rire et donna une tape sur le bras du lieutenant avant de tourner les talons.
Charvet, yeux cernés, traits tirés, serra les dents. Il se tourna vers le bâtiment ruiné et encore fumant :
- Allez, dormez bien les gars.
Charvet, yeux cernés, traits tirés, serra les dents. Il se tourna vers le bâtiment ruiné et encore fumant :
- Allez, dormez bien les gars.
© Shaki Pelott 2013.
Photographie : Shaki Pelott.
Vous
pouvez retrouver ce texte en compagnie de ceux de nombreux autres auteurs dans le livre
"Derrière la porte", aux éditions Tu Connais la Nouvelle/Le Castor
Astral.
Oups. Merveilleux. Mais ça fend le coeur. Mais oui, j'achète le livre. Bravo à toi, vraiment. ♥
RépondreSupprimerOn devine la fin, on veut pas, on sait pas. Il n'y a que toi qui peut tourner ça d'une manière originale, qui claque (je devrais dire qui "pète").
RépondreSupprimerC'est tendre, chaleureux, triste. C'est humain.
Bravo deux fois !!! Pour le concours et pour l'écriture, donc l'histoire !!
Amélie
Merci Pastelle pour ce compliment :-) J'essaie de transmettre par des mots, sur des registres différents, des émotions que tu transmets si bien par tes photographies. Et tu ne regretteras pas l'achat du livre.
RépondreSupprimerMerci à toi aussi Amélie :-) Un compliment qui me va également droit au cœur, venant de toi qui écris si bien, avec tant de caractère. Pour le concours, les deux autres lauréats (je suis troisième), qui sont Nicolas Gazeau et Sylvette Heurtel (la gagnante du concours, rien à voir avec la Sylvette de l'histoire) ont écrit des textes qui devraient toi aussi te régaler.
RépondreSupprimerBeaucoup d'émotion sur ce registre de la guerre boucherie.De gradé en gradé, de fil en aiguille, la trouille au ventre avec tout ce pan d'Histoire si bien revisité.
RépondreSupprimerMerci pour ce commentaire, Maïté. Et l'humanité n'en a pas fini avec la guerre, même si elle est loin d'ici.
RépondreSupprimerSi on pouvait avoir un lien direct pour commander le livre ce serait bien, car ce n'est pas vraiment très clair.... :(
RépondreSupprimerBonjour Pastelle,
RépondreSupprimerEn principe, le livre étant co-édité par "Tu connais la nouvelle ?" et "Le castor astral", il est ou sera disponible au moins à la commande dans le réseau de librairies classique, sachant qu'il vient tout juste de sortir et n'a peut-être pas encore été distribué. En cas de problème, je suppose que les animateurs du site "Tu connais la nouvelle ?" pourraient le délivrer sur commande. Si la difficulté persiste, préviens-moi et je ferai le commissionnaire :-)
que d'hommage !
RépondreSupprimer:)
bravo à toi, c'est vraiment une belle nouvelle !
Merci mon cher Peter :-)
RépondreSupprimerC'est un très beau texte.. qui ne laisse pas indifférent.
RépondreSupprimerJe vous félicite d'avoir reçu le prix "Tu connais la nouvelle ?" où j'ai déjà envoyé un texte ou deux il y a longtemps.
Avez vous du beau temps à Cancale.. que deviennent nos amis ?
Amitiés.
Merci pour votre message mamzelle Jeanne :-)
RépondreSupprimerJe ne suis pas à Cancale, mais j'espère voir nos amis bientôt !