Ce vieux flibustier, je le revois comme si c’était hier. La menace de gros temps nous avait amenés à faire escale dans un port de fortune d’une petite île du Cap Vert. Nous étions partis nous dégourdir les jambes et explorer les environs. La pluie diluvienne nous surprit alors que notre promenade nous avait déjà menés assez loin du bateau. Nous nous réfugiâmes dans le premier caboulot venu, un endroit sombre et bas de plafond. Nous prîmes place à une table bancale et commandâmes du thé, seule alternative que la maison offrait au rhum. Quand nos yeux se furent habitués à l’obscurité, je réalisai que la salle était plus profonde que je ne l’aurais pensé de prime abord. Les clients étaient rares, des hommes seuls venus noyer leur mélancolie, et pas dans le thé. Lui était assis à la table voisine de la nôtre. Il semblait tout droit sorti de l’univers de Stevenson, avec ses traits burinés, son foulard noué sur la tête et jusqu’au perroquet perché sur son épaule droite. Il porta son verre de rhum à ses lèvres et le vida d’un trait après avoir adressé l’esquisse d’un toast en direction de ma femme : “À la santé de la p’tite dame !”. “La p’tite dame ! La p’tite dame !” criailla le perroquet en écho. Le vieux marin reposa le verre vide avec un claquement sec sur le bois sombre, auquel il répondit en faisant claquer sa langue. La politesse élémentaire nous fit le saluer. Il nous répondit par un geste de la main et ces mots dits sur un ton mystérieux :
- J’en aurais à vous raconter. J’en aurais...
Il fixa ensuite longuement des yeux le verre vide. Je compris le message. Je hélai le patron et lui demandai d'ajouter une bouteille de rhum à notre commande. Deux mugs à la propreté douteuse furent posés devant nous, une théière en terre, et la bouteille. Je la saisis en la présentai à notre voisin :
- Nous permettez-vous de vous offrir à boire ?
Il prit le temps de faire semblant de réfléchir à sa réponse, finit par acquiescer de la tête, s’empara de la bouteille, retira le bouchon avec ses dents, "plop !", remplit son verre, et reposa la bouteille de son côté. Il vida son verre, le remplit à nouveau, le vida, eut un soupir de satisfaction, et déclara :
- On dit “Le Hollandais Volant”... “Le Hollandais Volant”... Tout le monde en a plein la bouche du “Hollandais Volant”...
- Des volants ! Des volants ! insista le perroquet.
Le vieil homme continua en plissant les yeux :
- Mais le Hollandais Volant, c’est d’la foutaise !
- Foutaise ! Foutaise !
Il leva la main et roula des yeux effrayés, comme offusqué par son propre vocabulaire, et s’adressant à ma femme :
- Sauf votre respect, la p’tite dame !
- La p’tite dame ! La p’tite dame !
Ma femme lui sourit avec bienveillance : ce n’était rien, il en fallait plus que cela pour la choquer. Rassuré, il sortit un brûle-gueule et une blague à tabac de sa poche. Quand il eut finit ses préparatifs et tiré la première bouffée de fumée âcre, il énonça :
- Le capitaine Chic !
- On dit “Le Hollandais Volant”... “Le Hollandais Volant”... Tout le monde en a plein la bouche du “Hollandais Volant”...
- Des volants ! Des volants ! insista le perroquet.
Le vieil homme continua en plissant les yeux :
- Mais le Hollandais Volant, c’est d’la foutaise !
- Foutaise ! Foutaise !
Il leva la main et roula des yeux effrayés, comme offusqué par son propre vocabulaire, et s’adressant à ma femme :
- Sauf votre respect, la p’tite dame !
- La p’tite dame ! La p’tite dame !
Ma femme lui sourit avec bienveillance : ce n’était rien, il en fallait plus que cela pour la choquer. Rassuré, il sortit un brûle-gueule et une blague à tabac de sa poche. Quand il eut finit ses préparatifs et tiré la première bouffée de fumée âcre, il énonça :
- Le capitaine Chic !
- Pitaine chic ! Pitaine chic !
Il garda le silence quelques instants, finit par pointer le tuyau de sa bouffarde dans notre direction :
- Lui, j'parie que vous l’connaissez pas !
Je commençai à répondre :
Il garda le silence quelques instants, finit par pointer le tuyau de sa bouffarde dans notre direction :
- Lui, j'parie que vous l’connaissez pas !
Je commençai à répondre :
- En effet mon ami, nous n’avons...
Ma femme posa discrètement sa main sur mon avant-bras : ne pas l’interrompre.
Il se resservit un verre qu’il vida aussitôt, puis reprit, les yeux dans le vague :
- Le capitaine Chic ! Tel que vous me voyez, là, assis en face de vous, je l’ai connu. Oui, connu. Je l’ai eu en face de moi comme vous m’avez en face de vous ! C’était il y a longtemps bien sûr. Longtemps...
- Longtemps ! Longtemps !
- Il est apparu un beau jour, surgi de nulle part. C’était en Floride. J’avais pas mal bourlingué sur les sept mers, mais le temps de la grande aventure était fini, j’avais bien dû me faire à cette idée, et je m’étais retrouvé là à faire le matelot sur des bateaux de croisière. Des bateaux de luxe, attention ! Que du beau linge, de la belle vaisselle, ces dames couvertes de bijoux, ces messieurs de la haute, cigare de la Havane au bec... Et un jour son bateau était là, venu de nulle part. Et sans équipage apparemment. Et le plus bizarre c’est que personne n’a jamais songé à lui demander comment il était arrivé là sans équipage. C’était un paquebot magnifique. Et lui... il y a des gens comme ça... tout de suite, il semblait qu’il connaissait tout le monde, que tout le monde le connaissait... tout le monde voulait l’inviter, l’avoir à sa table. Il faut dire qu’il avait une prestance, une élégance... incroyable... oui venant de moi qui ne suis pas très regardant sur l’élégance en général comme vous pouvez le constater, ça peut paraître bizarre, mais justement tout le monde était frappé par cette élégance. On disait qu’il était aussi à l’aise sur les passerelles des défilés de mode à Paris et à Milan que sur sa passerelle de commandement ! On disait beaucoup de choses. Tout le monde l’appelait “Capitaine Chic”. Et là aussi c’est bizarre parce-que je serais incapable de dire si c’était son vrai nom. Il constitua un équipage au grand complet. Et j’en étais, oui, tel que vous me voyez, j’en étais ! Engagé comme bosco. Et un jour le bruit courut, aussi vite que la flamme sur une traînée de poudre dans une redoute bourrée d’explosifs : le capitaine Chic allait partir en croisière. Tout le beau monde voulait en être ! Les places se sont vendues en un rien de temps, pour de véritables fortunes ! Et quand le dernier billet fut vendu, que le dernier des heureux élus fût monté à bord, on a appareillé. Direction les Bermudes.
Ma femme posa discrètement sa main sur mon avant-bras : ne pas l’interrompre.
Il se resservit un verre qu’il vida aussitôt, puis reprit, les yeux dans le vague :
- Le capitaine Chic ! Tel que vous me voyez, là, assis en face de vous, je l’ai connu. Oui, connu. Je l’ai eu en face de moi comme vous m’avez en face de vous ! C’était il y a longtemps bien sûr. Longtemps...
- Longtemps ! Longtemps !
- Il est apparu un beau jour, surgi de nulle part. C’était en Floride. J’avais pas mal bourlingué sur les sept mers, mais le temps de la grande aventure était fini, j’avais bien dû me faire à cette idée, et je m’étais retrouvé là à faire le matelot sur des bateaux de croisière. Des bateaux de luxe, attention ! Que du beau linge, de la belle vaisselle, ces dames couvertes de bijoux, ces messieurs de la haute, cigare de la Havane au bec... Et un jour son bateau était là, venu de nulle part. Et sans équipage apparemment. Et le plus bizarre c’est que personne n’a jamais songé à lui demander comment il était arrivé là sans équipage. C’était un paquebot magnifique. Et lui... il y a des gens comme ça... tout de suite, il semblait qu’il connaissait tout le monde, que tout le monde le connaissait... tout le monde voulait l’inviter, l’avoir à sa table. Il faut dire qu’il avait une prestance, une élégance... incroyable... oui venant de moi qui ne suis pas très regardant sur l’élégance en général comme vous pouvez le constater, ça peut paraître bizarre, mais justement tout le monde était frappé par cette élégance. On disait qu’il était aussi à l’aise sur les passerelles des défilés de mode à Paris et à Milan que sur sa passerelle de commandement ! On disait beaucoup de choses. Tout le monde l’appelait “Capitaine Chic”. Et là aussi c’est bizarre parce-que je serais incapable de dire si c’était son vrai nom. Il constitua un équipage au grand complet. Et j’en étais, oui, tel que vous me voyez, j’en étais ! Engagé comme bosco. Et un jour le bruit courut, aussi vite que la flamme sur une traînée de poudre dans une redoute bourrée d’explosifs : le capitaine Chic allait partir en croisière. Tout le beau monde voulait en être ! Les places se sont vendues en un rien de temps, pour de véritables fortunes ! Et quand le dernier billet fut vendu, que le dernier des heureux élus fût monté à bord, on a appareillé. Direction les Bermudes.
Il s’interrompit. Se servit un verre. Le but. Ralluma son brûle-gueule. S’éclaircit la voix.
- Ce qui s’est passé ensuite...
Il s’adressa à ma femme :
- C’est pas beau à entendre, ma p’tite dame.
Ma femme fit un petit signe de tête, “allez-y, continuez”.
- Il faut vous dire qu’il faisait tourner la tête à toutes les femmes. Et pas seulement aux vieilles rombières couvertes de pierres précieuses : aussi à leurs filles, et à leurs petites-filles ! Elles se mettaient toutes à roucouler aussitôt qu’il apparaissait, à rougir, à faire des mines. Quant aux hommes, ils s’échinaient à tenter de rivaliser avec son élégance, et c’en était pitoyable, parce-que pas un ne lui arrivait à la cheville, vous m’entendez bien, à la cheville ! Et puis est venue la Soirée de Gala...
- Gala ! Gala !
Il s’était à nouveau interrompu. Il s’adressa à nouveau à ma femme :
- Vous êtes sûre de vouloir entendre la suite, la p’tite dame ?
Ma femme acquiesça.
Il soupira, grommela “comme vous voulez”, et reprit son récit :
- Cette nuit-là, le bateau était baigné de lumière et de musique. Le repas était terminé, le Grand Bal avait commencé. Les dames étaient resplendissantes de beauté. Les hommes faisaient assaut de galanterie. Quand soudain il apparut. Et là soudainement ce fut le silence. L’orchestre s’était arrêté. On n'entendait plus que le ronronnement sourd des machines venu du fond des entrailles du navire. Il était... il était... je vous dis ça parce que je l’ai vu, de mes yeux vu, alors qu'il marchait vers le salon d’apparat où avait lieu le bal. Il était TROP chic ! C’était... insupportable. Même pour un vieux briscard comme moi, pour qui l’élégance n’est pas une valeur fondamentale. Insupportable. J’ai compris que tout ça allait mal tourner...
- Mal tourner ! Mal tourner !
- Je suis parvenu tant qu’il était encore temps à libérer un canot de sauvetage et à prendre la fuite. Et je les ai vus. J’étais déjà assez loin, je ne pouvais rien faire, impossible de revenir leur porter secours, le courant entraînait le canot. Je les ai vus. Pourquoi ont-ils fait cela ? Je suppose que les femmes ont compris que jamais elles ne pourraient assez se donner à lui. Je suppose que les hommes ont compris que jamais ils ne pourraient se regarder à nouveau dans une glace. Tous, un par un, ils ont sauté par dessus le bastingage. Tous, vous m’entendez bien ? Comme des automates. Ils étaient comme des automates. Et ce n’est pas tout, après les passagers, l’équipage a suivi ! Et quand il n’y eut plus à bord que le vide de la grande absence, je l’ai vu lui. Enfin j’étais déjà loin, je l’ai distingué plutôt. Il se tenait bien droit sur la passerelle. Impeccable. Le regard fixant l’horizon. Chic à jamais.
- À jamais ! À jamais !
Ma femme avait frémi :
Ma femme avait frémi :
-Et... on a pu... il y a eu des survivants ?
- Aucun la p’tite dame. Aucun.
Je l’interrogeai à mon tour :
- Et le paquebot ? Le bateau du capitaine Chic ?
- Disparu. Du côté des Bermudes.
- Des Bermudes ! Des Bermudes !
Il se pencha vers nous et ajouta à voix basse :
Je l’interrogeai à mon tour :
- Et le paquebot ? Le bateau du capitaine Chic ?
- Disparu. Du côté des Bermudes.
- Des Bermudes ! Des Bermudes !
Il se pencha vers nous et ajouta à voix basse :
- Il paraît que certains jours, ou certaines nuits, du côté des Bermudes, on croise son bateau. Si cela vous arrive...
Je l’encourageai à poursuivre :
- Oui ? Si cela nous arrive ?...
Il scanda ces mots en battant la mesure avec le tuyau du brûle-gueule :
- Ne cédez pas à la tentation. Surtout ne prenez pas vos jumelles. Ne cherchez pas à l’apercevoir, debout sur la passerelle, impeccable. Chic à jamais !
- À jamais ! À jamais !
Je l’encourageai à poursuivre :
- Oui ? Si cela nous arrive ?...
Il scanda ces mots en battant la mesure avec le tuyau du brûle-gueule :
- Ne cédez pas à la tentation. Surtout ne prenez pas vos jumelles. Ne cherchez pas à l’apercevoir, debout sur la passerelle, impeccable. Chic à jamais !
- À jamais ! À jamais !
Nous avions fini notre thé. Le vieux forban s'était tu, le regard dans le lointain, perdu dans ses pensées. Son perroquet se lustrait les plumes à petits coups de bec. Dehors la pluie s'était arrêtée. Nous nous levâmes. Je laissai quelques pièces sur la table. Il était temps de prendre congé.
Adieu, vieux marin.
Si un jour nous croisons le bateau du capitaine Chic, nous n'oublierons pas ton conseil.
Extrait du Journal des Iles de Jay Dube Ontabah - Éditions Alix Salba - 1913.
Illustration : auteur inconnu.
© Bibliothèque pour tous - Shaki Pelott 2013.
Une histoire et son écho-perroquet à ne pas se laisser endormir par l'habit des beaux matelots!
RépondreSupprimerJe dis ça...mais heureusement, même en présence des matelots, je reste myope! Alors, pensez! en présence du capitaine... je ne risque rien car je détourne(naturellement) mon regard!
Aucune envie de connaître le triangle enchanté des Bermudes!
Bravo pour cet intermède marin que vous ressuscitez, tel un témoin habilement et littéralement poussé sur le pont!
Vous y étiez donc dans une autre vie?
Merci pour votre message Maïté :-)
RépondreSupprimerQui sait si je n'y étais pas en tant que perroquet ? En tout cas, sur le plan de la métempsycose (paranoïa-critique), cela serait parfaitement envisageable.
Continuez à être (naturellement) prudente !