dimanche 5 août 2012

Siffler sur l'alpe


Sur un chemin alpin escarpé j’allais, solitaire promeneur, méditant sur l’inconstance du monde et ses vicissitudes, mon pas rythmé par le choc régulier du bout ferré de mon alpenstock. L’air vibrait de l’appel métallique des criquets. Quand soudain un sifflement me tira de ma rêverie (de promeneur solitaire pour ceux qui n’auraient pas suivi).
Un sifflement !
L’arbitre ?
La maréchaussée ?
Une admiratrice ?
L’environnement me fit sagement opter pour la troisième hypothèse et je me retournai, un léger sourire aux lèvres, m’apprêtant à sortir mon stylographe Mont Blanc (n’oublions pas que nous sommes dans les Alpes) pour offrir à la belle un autographe bien mérité (le chemin était très escarpé) (les textes entre parenthèse peuvent être ignorés par le lecteur vif d’esprit).
Surprise : à l’entour nulle admiratrice ! Ni arbitre, ni maréchaussée d’ailleurs. Quelque peu décontenancé que ma sagacité ait été prise en défaut, j’étais sur le point de reprendre mon chemin (escarpé) quand le sifflement à nouveau me perça les oreilles, puissant, aigu, impératif.
Et je la vis. À quelques pas de moi.
Une marmotte, mes amis : une marmotte !
(Les marmottes ont pour coutume de siffler pour avertir leur communauté d’un danger imminent, ou s’il fait trop chaud pour commander une glace, ou sous la douche).
Vite, lui adresser la parole, ne pas l’effaroucher, établir le contact !
Qui n’a pas secrètement rêvé de bavarder un jour avec une marmotte ? De parler avec elle à bâtons rompus de tout et de rien, là, au bord d’un sentier alpin escarpé ?
Vite, lui répondre avant qu’elle ne disparaisse ! Sans réfléchir, je lui lançai :
- Chère amie, quelle bonne surprise ! Que pensez-vous de l’inconstance du monde et de ses vicissitudes ?
Cet esprit de répartie suffit sans doute à rasséréner l’animal, qui accepta aussitôt de s’asseoir à mes côtés. Et là, dans l’herbe bordant le chemin escarpé, nous nous mîmes à deviser comme si nous étions deux amis de toujours réunis par le bonheur d’une fortuite rencontre.
L’occasion était trop belle. Je lui posai les mille questions que nous nous posons tous à propos des marmottes. “Parvenez-vous à capter la télé dans vos galeries ? Quel journal lisez-vous ? Êtes-vous plutôt juillettistes ou plutôt aoûtistes ?  Avez-vous déjà visité la Tour Eiffel ? Que représente exactement le cow boy dans ‘Mulholland Drive’ ? Êtes-vous pour ou contre le réchauffement climatique ?”
Ma nouvelle amie me répondait avec patience et simplicité. Elle fut sans doute étonnée des lacunes de mon savoir sur la vie des marmottes, mais, élégante, elle n’en laissa rien paraître. J’en appris tant sur les marmottes en parlant avec elle ! Par exemple, il est très bien vu chez les marmottes de faire la grasse matinée, et même la grasse après-midi. Je lui appris que j’avais sans doute des ancêtres marmottes, car j’adorais faire la grasse matinée, et ensuite manger des croissants.
Finalement, je lui posai la question qui me brûlait les lèvres depuis tant d’années :
- Comment faites-vous pour siffler aussi fort sans mettre les doigts dans la bouche ? (Siffler fort sans mettre les doigts dans la bouche, c’est difficile comme faire du vélo sans les mains).
Cette fois elle ne put retenir un petit rire. Elle me regarda de côté, les yeux brillants, puis me dit sur un ton incrédule qu’elle força à plaisir :
- Comment ? Vous ignorez même cela ?
- Oui, je l’avoue. Je l’ignore.
Elle s’approcha de moi, posa sa patte sur mon épaule, et s’approchant de mon oreille, elle m’expliqua à voix basse.
- C’était donc ça ! m’écriai-je en me tapant sur la cuisse.
Il fallut aussitôt que j’expérimente mon savoir tout neuf. Je me levai et me mis à siffler, siffler, siffler. Mon amie applaudit en riant de plaisir, “Oui, voilà, vous l’avez !” Et voilà qu'à droite, à gauche, en amont, en aval, les marmottes du voisinage mettaient le nez à la fenêtre, et intriguées, sortaient, nous rejoignaient : “Quel est donc ce nouveau voisin ?”
- C’est merveilleux, finis-je pas lui dire sincèrement. Comment vous remercier ?
Ce fut mon tour d’être étonné de l’entendre me répondre :
- Accepteriez-vous de me prendre en photo ? Ici, nous n’avons que des photomatons de montagne, et les portraits qu’ils produisent sont si peu flatteurs...
Je ne fis pas une photo, mais tout un album, shootant, riant, sifflant sur l’alpe.
Le temps passe trop vite, et là-haut sur la montagne encore plus vite qu’ailleurs (parce qu’en altitude l’air est plus mince, donc offre moins de résistance au temps qui ainsi passe plus vite).
Il fallut se dire adieu.
- Non. Pas “adieu”. Au revoir, mes amies.
- Au revoir, mon ami, me dit-elle, la gorge serrée. Tu es...
Elle hésita un instant, puis reprit :
- Tu es digne d’être une marmotte.
Je l’embrassai. Autour de nous, les autres marmottes souriaient, gênées et émues.
Il était temps de partir.
Je repris mon alpenstock, envoyai un salut de mon chapeau à plumet, et me mis en route.
Je ne vous oublierai pas, mes amies.
Et qui sait ? Peut-être un jour sifflerons-nous à nouveau ensemble sur l’alpe au soleil couchant ?

Texte et photographie : Shali Pelott 2012.

4 commentaires:

  1. nous avons dû rencontrer la même marmotte, car il y a quelques années, une d'entre elles me demanda les mêmes choses

    bonnes vacances alpines camarade

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  2. Elle ne t'a pas oublié : elle a même gardé la paire de lunettes que tu as oubliée chez elle, et qu'elle chausse régulièrement pour t'imiter, à la grande joie des petites et des grandes marmottes ! Un peu comme Nessie avec celle que tu as laissée en Écosse.

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  3. Une très belle histoire.
    Je peux avoir l'adresse de ces marmottes ? Moi aussi j'aimerais apprendre à siffler. Et accessoirement connaître le rôle du cow boy dans Mulholland drive.

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  4. Elles habitent (aux alentouts de) Tignes et vous attendent avec impatience :-)

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