dimanche 27 octobre 2013

EXCLUSIF : DE L'EAU SUR MARS, ENFIN LA PREUVE !!!

 


Shaki Pelott : Colonel Beaulieu d’Argenton, bonjour et merci de nous accorder cet entretien. La photo que vous nous avez permis de publier aujourd’hui va révolutionner l’astronomie : la preuve, enfin, que non seulement il y a eu, mais qu’il y a de l’eau sur Mars !
Colonel Beaulieu d’Argenton : Bonjour à vous et à vos lecteurs. “Révolutionner”, je ne sais pas, mais c’est indéniablement une découverte majeure.
S. P. : À l’heure où le “storytelling” est devenu le mot magique, pouvez-vous storyteller à nos lecteurs l’histoire proprement incroyable de ce cliché ?
C. B. A. : “Stør i Tåline” ? Désolé, je ne parle pas le norvégien, donc je me contenterai de raconter cette anecdote à vos lecteurs en français. Cette découverte est le fruit d’un bienveillant hasard. Tout a commencé lors d’un entraînement de routine en spaciocyclette. Je m’étais...
S. P. : Pardon colonel, pouvez-vous expliquer à nos lecteurs ce qu’est une “spaciocyclette” ?
C.B.A. : La spaciocyclette est tout simplement un vaisseau spatial doublement révolutionnaire. Il est d’abord révolutionnaire comme tous les autres vaisseaux spatiaux puisqu’il est capable entre autres choses de faire le tour de la terre.
S. P. : En somme d’opérer une “révolution” circumterrestre.
C.B.A. : Si vous voulez. Ensuite et surtout, il est révolutionnaire par son mode de propulsion : la force des mollets !
S. P. : Vous voulez dire... comme une simple bicyclette ?
C. B. A. : Tout simplement : il suffisait d’y penser. Finies les pannes inopinées de carburant hors de prix !
S. P. : Incroyablement ingénieux ! Donc vous étiez en mission d’entraînement ?
C. B. A. : Oui, et je me suis endormi tout en continuant à pédaler tranquillement. Lorsque je me suis réveillé, j’étais au dessus de la Planète Rouge, précisément au dessus de cette zone irriguée. Conscient de l’importance de ma découverte, j’ai aussitôt pris plusieurs clichés que je compte revendre à prix d’or à la NASA et à Paris Match.
S. P. : Vous aurez bien mérité ce petit bénéfice matériel ! L’humanité vous doit d’avoir fait un grand pas en avant dans la connaissance de l’univers. Merci colonel pour toutes ces explications, et bonne continuation à vous et à l’aventure de l’Amicale aérospatiale et cycliste des Pays de Loire dont vous êtes le président d’honneur. 
C. B. A. : Merci à vous.


© Entretiens de Shaki Pelott 2013.

- Une photo prise sur Mars, ça ? Mon œil !
- Tu parles d’une arnaque : à ce compte-là je parie que sur Mars il y a des coquillages !
- Oui, et qu’on y mange des crêpes en buvant du cidre les soirs de Fest Noz !
- Quand je pense qu’il va y avoir des lecteurs pour prendre ces âneries au sérieux.
- Il paraît que les Américains ont mis des micros partout, même dans le trou de l’évier, donc ils sont forcément au courant de cette histoire. Tu crois qu’ils vont la gober ?
- M’étonnerait pas que la NASA fasse une OPA sur l’Amicale aérospatiale et cycliste des Pays de Loire, juste au cas où...
- Tu crois qu’on trouve des spaciocyclettes en vente dans le commerce ?
- Sais pas. Aujourd’hui c’est dimanche, les magasins de cycles et d’aérospatiale sont fermés : je vois ça demain et je te rappelle.
- Et on se fait une bouffe ?
- D’ac. À demain.
- À demain.

dimanche 29 septembre 2013

Il y avait une île


Il est impossible de vous dire si elle était au levant ou si elle était au ponant.
Il est impossible de vous en dire la longitude, et encore moins la latitude.
Car c’était une île perdue.
C’était une île déserte.
Comme toutes les îles désertes, elle foisonnait d’animaux étranges et de fleurs bizarres.
Mais le plus étrange, le plus bizarre sur cette île, était son canapé. À moins que ce ne fût un sofa. Ou un divan. Oui, vous avez bien lu : sur cette île perdue et déserte, il y avait un canapé. À moins que ce ne fût un sofa, ou même un divan : cela est très difficile à dire, car cette île, ne l’oubliez pas, était une île perdue.
- Un divan sur une île, tu parles d’une idée ! marmonnaient les singes barbus en grimaçant.
- Que fait là ce canapé ? s’interrogeaient les oiseaux au bec interminable.
- Pour sûr, c’est un sofa, oui ça pour sûr, c’est un sofa ! sifflaient les serpents redoutables en ondulant lentement.
C’est une plante bizarre qui la première eut l’audace de s’installer sur ce qu’elle ignorait être un canapé (ou un sofa, ou peut-être un divan). Elle commença par entourer un pied de ses tiges. Elle trouva cela amusant. Cette plante était de l’espèce grimpante. Elle céda à son instinct et décida de grimper jusqu’au coussin le plus proche, où elle se mit à fleurir tranquillement. Bien sûr, cela donna des idées à d’autres plantes, qui, rejet par ci rejet par là, se mirent à grimper par les autres pieds et à fleurir à qui mieux mieux sur les coussins.
Un jour arriva sur cette île un naufragé. Son naufrage l’avait fort fatigué et il aspirait à se reposer. Il s’installa sur le canapé en se demandant s’il ne s’agirait pas par hasard d’un divan, ou même d’un sofa. Il ne sut pas répondre avec certitude à cette question, mais il soupira d’aise et but du thé, car il était britannique.
- Tu parles d’un fainéant ! marmonnèrent les singes barbus en grimaçant.
- Il y en a qui ne s’en font pas, se dirent les oiseaux au bec interminable.
- Celui-là ferait bien de faire attention où il met les pieds, faire attention, faire attention, sifflèrent les serpents redoutables en ondulant lentement.
Le naufragé avait beau être flegmatique, il finit par s’ennuyer. Heureusement, si l’on peut dire, un autre naufrage eut lieu quelques années après et il fut rejoint par une charmante naufragée. Celle-ci, fatiguée par son naufrage  fut naturellement désireuse en un premier temps de se délasser. Le naufragé l’invita à s’installer sur le canapé, très joli avec toutes ces fleurs, remarqua la naufragée. Ils burent du thé et décidèrent de se marier.
- Tu parles d’une île déserte ! marmonnèrent les singes barbus en grimaçant.
- Espérons au moins que leurs petits auront un bec un peu plus long, souhaitèrent les oiseaux au bec interminable.
- Et ça ne fait que commencer, ça ne fait que commencer, sifflèrent les serpents redoutables en ondulant lentement.

Texte : Shaki Pelott. De larges extraits ont été publiés dans le livre "Une rencontre d'écritures", réalisé par Annabel Levé et François Quinio, publié aux bons soins de l'association artistique culturelle cancalaise "Rififi dans l'air".
Illustrations empruntées au génial Douanier Rousseau.

dimanche 23 juin 2013

Capitaine Chic


Ce vieux flibustier, je le revois comme si c’était hier. La menace de gros temps nous avait amenés à faire escale dans un port de fortune d’une petite île du Cap Vert. Nous étions partis nous dégourdir les jambes et explorer les environs. La pluie diluvienne nous surprit alors que notre promenade nous avait déjà menés assez loin du bateau. Nous nous réfugiâmes dans le premier caboulot venu, un endroit sombre et bas de plafond. Nous prîmes place à une table bancale et commandâmes du thé, seule alternative que la maison offrait au rhum. Quand nos yeux se furent habitués à l’obscurité, je réalisai que la salle était plus profonde que je ne l’aurais pensé de prime abord. Les clients étaient rares, des hommes seuls venus noyer leur mélancolie, et pas dans le thé. Lui était assis à la table voisine de la nôtre. Il semblait tout droit sorti de l’univers de Stevenson, avec ses traits burinés, son foulard noué sur la tête et jusqu’au perroquet perché sur son épaule droite. Il porta son verre de rhum à ses lèvres et le vida d’un trait après avoir adressé l’esquisse d’un toast en direction de ma femme : “À la santé de la p’tite dame !”. “La p’tite dame ! La p’tite dame !” criailla le perroquet en écho. Le vieux marin reposa le verre vide avec un claquement sec sur le bois sombre, auquel il répondit en faisant claquer sa langue. La politesse élémentaire nous fit le saluer. Il nous répondit par un geste de la main et ces mots dits sur un ton mystérieux :
- J’en aurais à vous raconter. J’en aurais...
Il fixa ensuite longuement des yeux le verre vide. Je compris le message. Je hélai le patron et lui demandai d'ajouter une bouteille de rhum à notre commande. Deux mugs à la propreté douteuse furent posés devant nous, une théière en terre, et la bouteille. Je la saisis en la présentai à notre voisin :
- Nous permettez-vous de vous offrir à boire ?
Il prit le temps de faire semblant de réfléchir à sa réponse, finit par acquiescer de la tête, s’empara de la bouteille, retira le bouchon avec ses dents, "plop !", remplit son verre, et reposa la bouteille de son côté. Il vida son verre, le remplit à nouveau, le vida, eut un soupir de satisfaction, et déclara :
- On dit “Le Hollandais Volant”... “Le Hollandais Volant”... Tout le monde en a plein la bouche du “Hollandais Volant”...
- Des volants ! Des volants ! insista le perroquet.
Le vieil homme continua en plissant les yeux :
- Mais le Hollandais Volant, c’est d’la foutaise !
- Foutaise ! Foutaise !
Il leva la main et roula des yeux effrayés, comme offusqué par son propre vocabulaire, et s’adressant à ma femme :
- Sauf votre respect, la p’tite dame !
- La p’tite dame ! La p’tite dame !
Ma femme lui sourit avec bienveillance : ce n’était rien, il en fallait plus que cela pour la choquer. Rassuré, il sortit un brûle-gueule et une blague à tabac de sa poche. Quand il eut finit ses préparatifs et tiré la première bouffée de fumée âcre, il énonça :
- Le capitaine Chic !
- Pitaine chic ! Pitaine chic !

Il garda le silence quelques instants, finit par pointer le tuyau de sa bouffarde dans notre direction :
- Lui, j'parie que vous l’connaissez pas !
Je commençai à répondre :
- En effet mon ami, nous n’avons...
Ma femme posa discrètement sa main sur mon avant-bras : ne pas l’interrompre.
Il se resservit un verre qu’il vida aussitôt, puis reprit, les yeux dans le vague :
- Le capitaine Chic ! Tel que vous me voyez, là, assis en face de vous, je l’ai connu. Oui, connu. Je l’ai eu en face de moi comme vous m’avez en face de vous ! C’était il y a longtemps bien sûr. Longtemps...
- Longtemps ! Longtemps !
- Il est apparu un beau jour, surgi de nulle part. C’était en Floride. J’avais pas mal bourlingué sur les sept mers, mais le temps de la grande aventure était fini, j’avais bien dû me faire à cette idée, et je m’étais retrouvé là à faire le matelot sur des bateaux de croisière. Des bateaux de luxe, attention ! Que du beau linge, de la belle vaisselle, ces dames couvertes de bijoux, ces messieurs de la haute, cigare de la Havane au bec... Et un jour son bateau était là, venu de nulle part. Et sans équipage apparemment. Et le plus bizarre c’est que personne n’a jamais songé à lui demander comment il était arrivé là sans équipage. C’était un paquebot magnifique. Et lui... il y a des gens comme ça... tout de suite, il semblait qu’il connaissait tout le monde, que tout le monde le connaissait... tout le monde voulait l’inviter, l’avoir à sa table. Il faut dire qu’il avait une prestance, une élégance... incroyable... oui venant de moi qui ne suis pas très regardant sur l’élégance en général comme vous pouvez le constater, ça peut paraître bizarre, mais justement tout le monde était frappé par cette élégance. On disait qu’il était aussi à l’aise sur les passerelles des défilés de mode à Paris et à Milan que sur sa passerelle de commandement ! On disait beaucoup de choses. Tout le monde l’appelait “Capitaine Chic”. Et là aussi c’est bizarre parce-que je serais incapable de dire si c’était son vrai nom. Il constitua un équipage au grand complet. Et j’en étais, oui, tel que vous me voyez, j’en étais ! Engagé comme bosco. Et un jour le bruit courut, aussi vite que la flamme sur une traînée de poudre dans une redoute bourrée d’explosifs : le capitaine Chic allait partir en croisière. Tout le beau monde voulait en être ! Les places se sont vendues en un rien de temps, pour de véritables fortunes ! Et quand le dernier billet fut vendu, que le dernier des heureux élus fût monté à bord, on a appareillé. Direction les Bermudes.

Il s’interrompit. Se servit un verre. Le but. Ralluma son brûle-gueule. S’éclaircit la voix.
- Ce qui s’est passé ensuite...
Il s’adressa à ma femme :
- C’est pas beau à entendre, ma p’tite dame.
Ma femme fit un petit signe de tête, “allez-y, continuez”.
- Il faut vous dire qu’il faisait tourner la tête à toutes les femmes. Et pas seulement aux vieilles rombières couvertes de pierres précieuses : aussi à leurs filles, et à leurs petites-filles ! Elles se mettaient toutes à roucouler aussitôt qu’il apparaissait, à rougir, à faire des mines. Quant aux hommes, ils s’échinaient à tenter de rivaliser avec son élégance, et c’en était pitoyable, parce-que pas un ne lui arrivait à la cheville, vous m’entendez bien, à la cheville ! Et puis est venue la Soirée de Gala...
- Gala ! Gala !
Il s’était à nouveau interrompu. Il s’adressa à nouveau à ma femme :
- Vous êtes sûre de vouloir entendre la suite, la p’tite dame ?
Ma femme acquiesça.
Il soupira, grommela “comme vous voulez”, et reprit son récit :
- Cette nuit-là, le bateau était baigné de lumière et de musique. Le repas était terminé, le Grand Bal avait commencé. Les dames étaient resplendissantes de beauté. Les hommes faisaient assaut de galanterie. Quand soudain il apparut. Et là soudainement ce fut le silence. L’orchestre s’était arrêté. On n'entendait plus que le ronronnement sourd des machines venu du fond des entrailles du navire. Il était... il était... je vous dis ça parce que je l’ai vu, de mes yeux vu, alors qu'il marchait vers le salon d’apparat où avait lieu le bal. Il était TROP chic ! C’était... insupportable. Même pour un vieux briscard comme moi, pour qui l’élégance n’est pas une valeur fondamentale. Insupportable. J’ai compris que tout ça allait mal tourner...
- Mal tourner ! Mal tourner !
- Je suis parvenu tant qu’il était encore temps à libérer un canot de sauvetage et à prendre la fuite. Et je les ai vus. J’étais déjà assez loin, je ne pouvais rien faire, impossible de revenir leur porter secours, le courant entraînait le canot. Je les ai vus. Pourquoi ont-ils fait cela ? Je suppose que les femmes ont compris que jamais elles ne pourraient assez se donner à lui. Je suppose que les hommes ont compris que jamais ils ne pourraient se regarder à nouveau dans une glace. Tous, un par un, ils ont sauté par dessus le bastingage. Tous, vous m’entendez bien ? Comme des automates. Ils étaient comme des automates. Et ce n’est pas tout, après les passagers, l’équipage a suivi ! Et quand il n’y eut plus à bord que le vide de la grande absence, je l’ai vu lui. Enfin j’étais déjà loin, je l’ai distingué plutôt. Il se tenait bien droit sur la passerelle. Impeccable. Le regard fixant l’horizon. Chic à jamais.
- À jamais ! À jamais !
Ma femme avait frémi : 
-Et... on a pu... il y a eu des survivants ?
- Aucun la p’tite dame. Aucun.
Je l’interrogeai à mon tour :
- Et le paquebot ? Le bateau du capitaine Chic ?
- Disparu. Du côté des Bermudes.
- Des Bermudes ! Des Bermudes !
Il se pencha vers nous et ajouta à voix basse :
- Il paraît que certains jours, ou certaines nuits, du côté des Bermudes, on croise son bateau. Si cela vous arrive...
Je l’encourageai à poursuivre :
- Oui ? Si cela nous arrive ?...
Il scanda ces mots en battant la mesure avec le tuyau du brûle-gueule :
- Ne cédez pas à la tentation. Surtout ne prenez pas vos jumelles. Ne cherchez pas à l’apercevoir, debout sur la passerelle, impeccable. Chic à jamais !
- À jamais ! À jamais !

Nous avions fini notre thé. Le vieux forban s'était tu, le regard dans le lointain, perdu dans ses pensées. Son perroquet se lustrait les plumes à petits coups de bec. Dehors la pluie s'était arrêtée. Nous nous levâmes. Je laissai quelques pièces sur la table. Il était temps de prendre congé.
Adieu, vieux marin.
Si un jour nous croisons le bateau du capitaine Chic, nous n'oublierons pas ton conseil.

Extrait du Journal des Iles de Jay Dube Ontabah - Éditions Alix Salba - 1913.

Illustration : auteur inconnu.

© Bibliothèque pour tous - Shaki Pelott 2013.

samedi 1 juin 2013

La clef des cieux





Noël 1914 - En Champagne. 

- Mon adjudant, il n’y a plus de place nulle part, qu’est-ce qu’on fait ?
L’adjudant envoya un coup de menton et lança :
- Vous m’prenez pour un con, Ferenzi ?
Mais de fait chaque salle de classe de l’école des garçons, dernière étape avant le front, était bondée, les couloirs encombrés. Il redonna un coup de menton, cette fois pour indiquer la porte menant à la cour de l’école :
- Allez voir le lieutenant Charvet de ma part.
- Bien mon adjudant.
Ferenzi tourna les talons et se dirigea vers la porte, suivi de ses trois camarades. Encombrés par leur paquetage et leur fusil, ils se frayèrent un chemin entre les caisses et les outils stockés tout le long des murs. Ils sortirent. L’air froid de la soirée les fit frissonner. De l’intérieur, quelqu’un brailla d’une voix courroucée :
- La porte !
Bergeron se retourna, la referma soigneusement. De lourds flocons commençaient à se mêler à la bruine qui n’avait pas cessé de la journée. L’humidité perçait tout, à l’usure. Le portail avait été largement ouvert pour permettre le passage d’une procession de chevaux fatigués. Les échos mêlés de leurs fers se taisaient à mesure qu’ils arrivaient enfin sous le préau qui leur était réservé. La cour était encombrée de chariots. Il y eut un sifflement lointain, comme d’une fusée de feu d’artifice, suivi après un court silence d’un craquement orageux qui suscita sous le préau une série de hennissements inquiets ponctués de chocs de sabots. Gillet s’immobilisa :
- Une soeur de la grosse Bertha !
- Les soeurs de la grosse Bertha, on va leur botter les fesses ! assura Bergeron d’un ton martial.

Le lieutenant Charvet souleva son képi, se gratta le crâne. Il alla en référer au capitaine, qui s’était mis à l’abri sous le préau.
Le capitaine ébaucha un salut en réponse à celui du lieutenant, en maugréant “Charvet, quoi encore ?” Le problème exposé, il trancha :
- Collez-les de planton pour la nuit, ou tiens, mettez-les chez les filles ! Et si Poncet s’avise de broncher, dites-lui que c’est un ordre. Et maintenant rompez, j’ai autre chose à faire qu’à m’occuper de ces fadaises. Figurez-vous que la place manque aussi pour les chevaux, et ils vont être autrement plus coton à caser que vos quatre hurluberlus !

Alors qu’ils passaient par la rue pour gagner l’école des filles, miroir de pierre de celle des garçons, il y eut un autre sifflement, un autre craquement d’orage. Un peu plus forts.
Le lieutenant Poncet trônait au centre de la cour. Les joues rouges de son visage poupin donnaient en permanence l’impression d’avoir été souffletées. Charvet alla lui parler, laissant ses quatre naufragés en arrière-garde. La cour là aussi était encombrée de chariots, le préau là aussi abritait des chevaux épuisés et transis. Quand Charvet eut expliqué la raison de sa présence, Poncet leva les yeux et les paumes vers le ciel, protesta. Un moment après, Charvet revint annoncer l’issue des négociations :
- C’est bon. Il voulait vous caser dans le couloir, mais j’ai réussi à le convaincre de vous permettre d’occuper la remise à l’étage. Je vous signale que ça m’a coûté cinquante grammes de tabac. Demain matin rassemblement à quatre heures trente.
Ferenzi claqua les talons, plaça sa main droite sur son coeur et dit d’un ton emphatique :
- Merci mon lieutenant. On vous dira jamais assez combien on vous aime.
Charvet haussa les épaules :
- Allez, dormez bien les gars.
Ils levèrent la main, “Merci lieutenant, vous aussi dormez bien. À demain”.

Salles de classes, couloirs, escaliers. Bondés. Cela sentait la toile humide, le tabac froid, la sueur. Mais étrangement, par dessous ces odeurs, cela sentait encore l’école. La craie, le renfermé, le poêle à bois. Les salles de classes étaient décorées de guirlandes et de branches de sapin entourées de rubans rouges. Dans la salle des grandes, il y avait même un vrai sapin de Noël surmonté d’une étoile en papier brillant. Les écolières s’étaient sans doute rassemblées là pour chanter ensemble. Au tableau était écrit : “Joyeux Noël - Nous pensons à nos courageux soldats”. Au dessous, ajouté récemment d’une écriture maladroite mais respectueuse de l’orthographe en vigueur dans ce lieu : “Et nous on pense au cul de la Madelon.”

La remise était une pièce borgne et basse de plafond, mal éclairée par une ampoule nue et anémique. Un vieux tableau à l’ardoise écaillée reposait contre un des murs. Les ustensiles de ménage et les cartons de livres de bibliothèque réformés furent poussés dans un coin avec bardas et fusils. Un carton fut gardé pour servir de table.

Ils  étendirent des couvertures sur le plancher. S’assirent en soupirant, s’autorisant enfin à céder à leur fatigue.
Gillet, dit le têtard en raison de son allure juvénile - on l’aurait plutôt vu armé d’un lance-pierres que d’un fusil, qui, une fois hérissé de sa baïonnette, était presque aussi grand que lui - montra du doigt une petite porte basse dans la cloison du fond :
- C’est quoi ça ? Où ça va ? Si ça se trouve y a un trésor derrière.
Guillaumot, le sombre, le taciturne, plus réaliste, tempéra les espérances du têtard :
- Un trésor c’est pas sûr, mais un peu de place en plus, se peut...
- Essaie d’ouvrir le gros, qu’est-ce que t’attends ?
Bergeron était installé le long de la cloison du fond. Il aurait sans doute écrasé d’un poing rageur quiconque se serait avisé de l’appeler “le gros”, sauf le têtard, qui bénéficiait d’une indulgence agacée et fraternelle. Il soupira, essaya de tourner la poignée de la porte :
- Fermée. Et pas de clef.
Ferenzi rappela que la nuit approchait et qu’ils avaient oublié de prendre des rations.
Bergeron, soucieux de ne pas se faire brimer, accepta de jouer les commissionnaires. Le têtard se proposa pour lui prêter main forte, assurant que jamais le gros ne retrouverait son chemin tout seul. Bergeron soupira. Lorsqu’ils furent partis, Ferenzi s’adressa à Guillaumot :
- Tu as de ses nouvelles ? La lettre d’aujourd’hui ?
- Oui.
- Elle va bien ?
- Oui. Le bébé c’est pour dans trois mois. D’ici là cette putain de guerre sera terminée, pour sûr ?
- Pour sûr, acquiesça Ferenzi.
- Un jour on ira chez toi, dans ton pays, dans ta famille, en Italie. Manger des tomates et des olives, et boire du vin au soleil de midi.
Ferenzi sourit :
- Rien ne me fera plus plaisir. Et j’espère bien que le têtard et sa Sylvette seront de la partie. Et Bergeron !
- Alors ta famille ils ont intérêt à en récolter une palanquée, de tomates et d’olives, parce que Bergeron comme dirait ma grand-mère, y vaut mieux l’avoir en peinture qu’à table, conclut Guillaumot avant de fermer les yeux et de s’endormir.
Il fut réveillé par l’orage. L’orage qui n’était pas l’orage. Ferenzi ne dormait pas. Il dit :
- On dirait que ça se rapproche.
Bergeron et le têtard arrivèrent peu après avec quatre rations de Noël, deux rations de rabiot, deux bouteilles de rouge. Le têtard fouilla la poche intérieure de sa vareuse et en sortit triomphalement une demi-bouteille de ratafia.
Tandis qu’ils mangeaient, le têtard parlait de Sylvette. Bergeron baissait la tête, gêné par cette histoire d’amour, lui qui vivait avec sa mère et n’avait encore jamais embrassé une fille. Guillaumot se taisait. Ferenzi pensait au lieutenant Charvet, mais ça il pouvait difficilement en parler aux autres. Il considérait la petite porte. La serrure en avait l’air élémentaire. Il voulut soudain savoir ce qu’il y avait derrière, comme si cela avait de l’importance. Il s’adressa au têtard, qui des quatre avait le sens pratique le plus développé :
- Dis-donc, toi qui es si dégourdi, tu peux nous l’ouvrir cette porte ?
- Tu rigoles ? En deux secondes ! Mais on devrait peut-être pas ?
- T’as peur de quoi ? Que Sylvette te tire les oreilles ?
Le têtard rougit, haussa les épaules, vexé. Il se faufila jusqu’à la porte, sortit son couteau de poche. Il s’escrima un quart d’heure sans succès :
- Je comprends pas, en principe, une serrure comme celle-là, en deux secondes...
- C’est pas grave, dit Ferenzi. C’est pas grave, le têtard. Les gars, je crois qu’il serait temps de dormir...

La foudre réveilla Ferenzi. Un éclair illumina la pièce au moment où il ouvrit les yeux, laissant  après lui une pâle lueur ambiante. Les autres aussi étaient réveillés, et comme lui abasourdis. Le têtard sursauta, montra du doigt la petite porte du fond.
- Eh les gars, regardez. La clef ! Il y a une clef sur la porte !
Bergeron se redressa, se frotta les yeux.
- Eh ben qu’est-ce que t’attends ? le pressa le têtard. Ouvre-donc !
Bergeron tourna précautionneusement la clef. Ouvrit doucement la petite porte.
Il s’exclama à mi-voix :
- Oh nom de Dieu !
Puis il tourna vers les autres une face bouleversée avant se glisser comme il put dans l’étroite ouverture, bientôt suivi par les autres.

La pièce derrière la porte était grande et illuminée. Entourée de quatre convives, une table y était dressée, où trônaient un simple pichet de vin et une miche de pain. La mère de Bergeron,  aussi frêle et menue que son fils était imposant, souriait en lui ouvrant les bras. Sylvette attendait le têtard. La femme de Guillaumot souriait doucement, une main posée sur son ventre. Charvet attendait Ferenzi . Ferenzi fut le premier à comprendre. Le têtard lui posa une main sur l’épaule :
- Ferenzi, pourquoi tu pleures ? T’as plus à t’en faire vieux :
ici, c’est le paradis !

                                                               * * *

- Quoi encore, Charvet ?
- Prêts mon capitaine. Manquent quatre hommes à l’appel. Ferenzi, Guillaumot, Gillet, Bergeron. Deuxième compagnie. Tués par l’obus de cette nuit.
- Tués chez les filles ? Ben c’est pas comme ça qu’ils auront une médaille !
Content de son mot, il éclata de rire et donna une tape sur le bras du lieutenant avant de tourner les talons.
Charvet, yeux cernés, traits tirés, serra les dents. Il se tourna vers le bâtiment ruiné et encore fumant :
- Allez, dormez bien les gars.

© Shaki Pelott 2013.
Photographie : Shaki Pelott.
Vous pouvez retrouver ce texte en compagnie de ceux de nombreux autres auteurs dans le livre "Derrière la porte", aux éditions Tu Connais la Nouvelle/Le Castor Astral.

lundi 20 mai 2013

Une hirondelle ! Non, un martinet plutôt ! Non, en fait c'est bien une hirondelle. Il me semble.


Les éditions de l'Abat-jour proposent en souscription le recueil de nouvelles de Serge Cazenave-Sarkis, "Hirondelle ou martinet ?".
On ne peut que saluer cette initiative, qui va nous permettre de découvrir cet auteur en tenant entre nos mains un VRAI livre. Oui, je reconnais, je préfère tenir un vrai livre entre mes mains plutôt que lire sur un écran, je sais c'est un peu vieux jeu mais on ne se refait pas c'est comme ça que voulez-vous ?

Photographie : trouvée sur le site Lexilogos, auteur inconnu.

samedi 13 avril 2013

La bibliothèque sonore de Martine


Il y a peu j'ai eu le très grand plaisir de découvrir un de mes textes lu avec beaucoup de talent par Sagine.
Elle a eu l'excellente idée de prêter sa voix à des textes très variés, poésie, prose, classiques, contemporains, célèbres, inconnus : des textes de toutes les couleurs.
Un régal.

dimanche 24 mars 2013

Poursuite


Mon nom est Joe Roberts. Je suis sergent dans la police de la route, du côté de Perrineville. J'ai toujours fait mon boulot honnêtement, le plus honnêtement que j'ai pu. J'ai un frère qui s'appelle Franky. Franky est un voyou.

Déjà quand on était jeunes, c'était toujours le même scénario : un appel radio, Franky fait des siennes en ville. N'importe qui d'autre, je l'aurais coffré, mais quand il s'agit de ton frère, des fois, tu fais comme si t'avais rien vu.

Moi et Franky, riant en buvant un verre : frères de sang, il n'y a rien de plus fort. On dansait chacun à son tour avec Maria. L'orchestre jouait "Night of the Johnstown Flood". Il sort du droit chemin, je le tire d’affaire. N'importe qui ferait ça pour son frère : un type qui tourne le dos à sa famille, ce type-là ne vaut rien.

En 1965, Franky s'est retrouvé à l'armée. J'ai eu un sursis pour faire tourner la ferme, je me suis posé, j'ai épousé Maria. Mais les prix des céréales ont tellement chuté qu'on s’est fait littéralement plumer. Franky est rentré en 68, et moi j'ai pris ce boulot.

Oui, on se marrait, on buvait. Frères de sang, rien de plus fort. On dansait chacun à son tour avec Maria. L'orchestre jouait "Night of the Johnstown Flood".
Il dérape, je le rattrape. Je lui apprends à marcher droit.
Un type qui tourne le dos à sa famille, ce type-là ne vaut rien.

Un soir comme les autres, j'ai un appel vers neuf heures moins le quart. Du grabuge dans un de ces troquets qui bordent la route du Michigan. Il y avait un jeune allongé par terre, dans un sale état, du sang plein la tête. Il y avait une fille qui pleurait à une table. Un coup de Franky, on me dit. Je suis sorti, j'ai sauté dans ma voiture. Pleins phares . J'ai dû frôler le 180 à travers le Michigan, cette nuit-là. Je l'ai rattrapé à un carrefour le long de la berge Willow. Il était au volant d'une Buick avec des plaques de l'Ohio. Je l'ai pourchassé jusqu'à un panneau qui annonçait la frontière canadienne à 10 kilomètres. Là, je me suis arrêté au bord de la route et j'ai attendu que ses feux arrière disparaissent.

Moi et Franky, on se marrait et on buvait. Frères de sang. On dansait chacun à son tour avec Maria. L'orchestre jouait "Night of the Johnstown Flood". Je le rattrape quand il trébuche, n'importe quel frangin ferait la même chose. Un type qui tourne le dos à sa famille, ce type-là ne vaut rien.

Bruce Springsteen - Highway patrolman (1982).
Traduction libre : Shaki Pelott.

Photographie : David Kennedy.

samedi 23 février 2013

lundi 28 janvier 2013

Les Tuileries


Nous sommes deux drôles aux larges épaules, de joyeux bandits sachant rire et battre, mangeant comme quatre, buvant comme dix ! Quand, vidant les litres, nous cognons aux vitres de l’estaminet, le bourgeois difforme tremble en uniforme sous son gros bonnet.
Nous vivons, en somme : on est honnête homme. On n’est pas mouchard, on va le dimanche avec Lise ou Blanche dîner cher Richard.
Nous vivons sans gîte, goulûment et vite comme le moineau, haussant nos caprices jusqu’aux cantatrices de chez Bobino. 
La vie est diverse. Nous bravons l’averse qui mouille nos peaux; toujours en ribote, ayant peu de bottes et point de chapeaux.
Nous avons l’ivresse, l’amour, la jeunesse, l’éclair dans les yeux, des poings effroyables !

Nous sommes des diables !

Nous sommes des dieux !


Illustration : "Repas bachique" de Bartolemeo Passarotti.
Pour l’histoire de ce texte de Victor Hugo, dont j’ai longtemps cherché l’origine sans la trouver, et sa version intégrale, voir
  • l'article de Marie-France Sculfort.
  • Je me suis permis, timide audace, de changer légèrement la ponctuation et de passer à une présentation en prose parce qu’après tout la poésie autorise toutes les audaces.