dimanche 27 mars 2011

Les sirènes de l'opéra



"La soirée avait sans doute été trop mondaine et j’en portais la responsabilité. J’avais secrètement loué une baignoire à l’opéra, dans l’espoir de surprendre et charmer mon amie. J’avais atteint la moitié de mes objectifs : je l’avais surprise. La raison aurait voulu que je laisse de côté ce mouvement vaniteux de Pygmalion et que j’obéisse plutôt à son désir, qui était tout simplement de se régaler d’une gamelle de boulettes de viande mêlées de riz et de faire ensuite le tour du quartier à la nuit tombante en quêtant le long des murs et des trottoirs d’alléchantes odeurs. Au lieu de quoi ce fut donc l’opéra.

Dès notre arrivée devant l’imposante façade, je vis que la tête lui tournait un peu à la vision de la noria des longues limousines, des dames en toilettes raffinées et des messieurs élégants fleurant le tabac hollandais, ce qui la fit éternuer à plusieurs reprises, retarda d’autant notre montée des marches et fit se tourner vers nous quelques regards désapprobateurs. Je choisis de ne pas séjourner plus que nécessaire dans le grand hall où la foule se pressait, celui-ci saluant celle-là dans le brouhaha des “Il y a trop longtemps que nous ne nous sommes pas vus”, “Mes amitiés au ministre”, “Et vos roses, très chère, comment se portent vos roses ?” Je me félicitai d’avoir fait le choix de la baignoire. J’y avais certes laissé la quasi totalité de mon dernier cachet, mais je vis que cette relative intimité rassérénait mon amie, qui ne tarda pas à se lover à mes pieds en soupirant d’aise.

Tout se passa bien jusqu’à ce que, chacun ayant trouvé sa place et les lumières une fois tamisées, un maître de cérémonie à la mine compassée fît son apparition sur l’avant-scène pour annoncer l’apéritif aux couleurs du Music Hall de cette soirée qui, j’ai omis de le préciser, était soirée de gala pour les Oeuvres de Bienfaisance de la Richesse Oisive et Oiseuse, d’où le prix particulièrement élevé des billets. Nous eûmes droit à la gouaille d’une chanteuse affublée en garçonne, à un lanceur de couteaux qui fit tressaillir les spectatrices, les spectateurs eux prenant bien soin de prendre l’air blasé tandis que les lames se fichaient en tremblant de part et d’autre de la frêle jeune fille qui rendait l’exercice dangereux donc intéressant, et après les couteaux vint le prestidigitateur, pompeusement affublé du titre de magicien. Et là, les choses se gâtèrent une première fois. Le numéro du magicien avait ceci de saugrenu qu’il faisait intervenir toute une armée de chats qui tantôt surgissaient d’un carton vide la seconde d’avant, tantôt disparaissaient à tour de rôle dans le même carton qui semblait sans fond, pour mieux réapparaître après quelques instants, sautant alertement d’un autre carton posé à quatre pas du premier. Mon amie eut tôt fait de flairer le scandale que représentaient ces animaux de basse extraction sur la scène de l’opéra. Inquiète, elle se dressa sur ses pattes de derrière, prenant appui sur la balustrade. Lorsqu’elle eut confirmation que ses craintes étaient fondées et qu’il s’agissait bien d’une sarabande de chats, elle se mit à aboyer avec vigueur pour manifester son juste courroux. Comme vous ne l’imaginez sans doute pas, le public guindé, au lieu de la soutenir et de siffler ce numéro peu digne, tourna vers nous des mentons levés et des sourcils froncés. Je choisis d’éviter le scandale et entraînai mon amie hors de la loge. Une fois dans le corridor, elle se calma peu à peu. J’allai jusqu’au bar et fit déboucher un vieux champagne. L’éclat joyeux du bouchon fit sursauter mon amie. Je ne vidai pas tout à fait ma coupe et elle lapa la gorgée qui restait en remuant la queue. 

Après avoir obtenu confirmation du départ de la scène de l’homme aux chats, je ramenai à notre baignoire mon amie qui ne tarda pas à ronfler à mes pieds. Le majestueux rideau cramoisi se leva enfin et le spectacle proprement dit commença. Il y était question de pirates sur le pont d’un trois-mâts qu’une ambitieuse mise en scène avait remarquablement reconstitué. Les pirates avaient enlevé une belle qui se trouva bientôt comme il se doit en pareilles circonstances attachée au grand mât. Et là les choses se gâtèrent pour la seconde fois. Tandis que les petits rats mimaient par leurs entrechats l’océan en furie, la belle se mit en effet soudain à s’égosiller d’une voix de tête, sans doute pour appeler au secours la marine royale qui croisait, au moins l’espérait-elle, dans les parages. Or, mon amie ne supporte pas les bruits aigus en général, et les voix de tête en particulier, en sont témoins les mollets de la factrice de notre quartier, une pipelette invétérée qui criaille chaque jour l’arrivée du courrier dans l’espoir d’attirer chacun des administrés dont elle emplit la boîte aux lettres afin d’épancher son trop plein de cancans. Donc, voix de tête. Résultat : mon amie se réveille, s’ébroue, s’assied, lève le museau vers le plafond (richement décoré) et se met à hurler à la mort. Que dire de cette humanité rassemblée pour une soirée de soi-disant bienfaisance et qui à aucun moment ne fit preuve d’indulgence envers mon amie ? Personne, je dis bien personne ne se leva pour demander à la brailleuse attachée à son mât d’en rabattre. Au lieu de cela nous eûmes droit une fois encore à des regards indignés, et même l’on commença à chuchoter dans les rangs en nous montrant du doigt. C’en était trop. Je décidai que cette société déplaisante et hautaine n’aurait pas un instant de plus l’heur de notre compagnie et nous partîmes sans nous retourner.

Sur le chemin du retour, nous fîmes un arrêt dans une de ces grandes brasseries fréquentées par les noctambules en quête à la sortie du spectacle d’une assiette d’huîtres et d’un verre de champagne. Je commandai deux flûtes. Mon amie but la sienne d’un air las et nous regagnâmes enfin nos pénates qu’elle retrouva avec de joyeux jappements.

Ô opéra, à l’avenir garde tes petits rats, tes chats et ta vaine société : nous ne céderons plus au chant pernicieux de tes sirènes."

Extrait de  

Mon amie a du chien, d’Anselme Vertuchoux - Éditions du Petit Brigand de Grand Chemin  - 1925.
© Bibliothèque pour tous - Shaki Pelott 2011. 

Photographie (extrait) : Miles Aldridge

samedi 5 mars 2011

Going back


“(Delécluze,) l’étonnant auteur d’une Justine de Liron - que les historiens de la littérature négligent tous avec un même élan - a décrit, avec l’émotion exacte de celui qui traque ou taquine un mystère où il soupçonne une révélation, le retour de l’âge mur aux sources de son affectivité,  le trouble méticuleux, tatillon de qui pose sur le passé un regard adulte qui contient ce passé et se heurte à lui.”
Jacques Laurent - Roman du roman.

“The grass was greener

The light was brighter
The taste was sweeter
The nights of wonder
With friends surrounded
The dawn mist glowing
The water flowing
The endless river”

David Gilmour/Polly Samson - High hopes.

 
Voilà que ma pensée s’enfuit vers l’univers familier de mon enfance, repart vers ces jours où le monde paraissait si simple. 

Où sont les passe-temps d’alors ? Dans quel grenier, dans quelle malle dorment les jouets disparus ? Où sont les trains électriques, les livres de coloriage ? Où sont les arbres où il faisait si bon grimper ? Vieillir la jeunesse au cœur, voilà peut-être la main gagnante au jeu de la vie.
Aucune richesse n’a pu remplacer les jouets que je prêtais à un ami, et en ouvrant mon agenda j’aimerais trouver cet emploi du temps :  “Regarder voguer mon bateau à voiles dans le bassin du jardin public”. Après tout, ce n’est pas si compliqué, il suffit d’avoir le courage de se laisser emporter chaque jour par le tapis volant du souvenir. Il suffit de jouer à cache-cache avec la peur du temps qui court, et vivre chaque journée plutôt que compter chaque année.
Qu’importe la réalité ? Essayez de me rattraper si vous le pouvez : je repars là-bas.




D’après “Going back” de Gerry Goffin et Carole King, récemment repris par Phil Collins sur son album éponyme. Traduction libre : Shaki Pelott.
Photographie en noir et blanc : auteur inconnu.
Photograhie couleur : Shaki Pelott.