samedi 29 septembre 2012

Proust Kebab


Beauce de Péguy.
Porte-étendard en tête.
La troupe de scouts avance au loin, droit vers nous, fendant la plaine nue de septembre.
Là-bas, à l’ouest, la cathédrale de Chartres veille.
Ils avancent à l’assaut de cet océan sans vagues.
Ils ne recherchent pas le temps perdu. Ils le foulent, le rudoient à chaque pas décidé.
Porte-étendard en tête.
Un virage et ils disparaissent.
Je ferais mieux de regarder la route.


Beauce de Péguy, cela ferait un joli nom. Un nom de jeune fille en fleur.


- Tu ferais mieux de regarder la route au lieu de rêvasser ! me lance tante Léonie.
Je me tourne un bref instant vers elle. Elle est en train de déballer un bonbon.
Regard retour route. 


Ah... Contrôle de gendarmerie. Décidément, les uniformes sont de sortie.
Je freine, me gare sagement sur le côté. Baisse ma vitre avec un sourire léger, ne pas trop en faire. Un uniforme se penche, une tête moustachue apparaît, coiffée d’un képi. Un bref salut militaire. La tête moustachue prend la parole avec un furieux accent de la Garonne :
- Messieurs dames, papiers du véhicule s’il vous plaît.
Tante Léonie se penche un peu, interpelle le représentant de l’autorité :
- Commandant, nous sommes un peu perdus. C’est encore loin Villiers-Cambrai ?
L’interpellé se penche un peu plus, l’air circonspect. Il considère tante Léonie un instant, lui accorde le bénéfice de l’âge, choisit de sourire :
- Je ne suis pas commandant, madame, pas encore. Illiers-Combray n’est pas très loin, mais dans l’autre sens. Il vous faudra faire demi-tour au prochain rond-point.
Tante Léonie me pousse du coude :
- Je te l’avais dit de regarder ta route.
L’aspirant commandant étudie les papiers, me les rend, me propose de gonfler un ballon. Je gonfle. Il me le reprend, m’annonce que la couleur obtenue est satisfaisante, le fait disparaître comme un prestidigitateur ferait disparaître une carte inopportune. Porte à nouveau deux doigts à son képi en se penchant à nouveau pour saluer tante Léonie.


Lorsque nous repassons dans l’autre sens quelques minutes après, tante Léonie se penche un peu pour saluer au passage son commandant d’un petit geste de la main très reine d’Angleterre. Le commandant la reconnaît, il a le temps, je ne roule pas vite dans mon tacot, lui rend son salut. Deux vieux amis ! 


Après une ou deux minutes, tante Léonie me demande :
- Tu ne trouves pas qu’il est beau garçon ce commandant ?
- En tout cas je suis sûr que tu lui as tapé dans l’oeil.
Elle me donne une tape sur l’épaule :
- Ce n’est pas bien de se moquer.
- Mais je ne me permettrais jamais de me moquer !
- Tu parles Charles !

Là-dessus elle se met à fredonner “Comandante Che Guevara” en faisant rouler le “r” comme la Garonne fait rouler les cailloux dans son lit.
 

Nous nous garons à l’ombre de l’église. Une église qui se tait et qui dure, sans doute, mais pas petite, ça non. Nous sortons de ma voiture de collection. Un chérubin en bronze nous tourne le dos. Il regarde en direction du Café de la Place. Je regarde dans la même direction. J’ai faim et soif. Je prends mon petit sac à dos sur le siège arrière, je boucle les portières.
- J’ai faim, annonce tante Léonie.


Une voiture vient se garer à côté de nous. En sortent un grand type aux cheveux blancs chic en pull bleu marine et mocassins cuir, et la conductrice, sans doute sa fille, vêtue entre autre d’un chapeau-cloche très littéraire.
Le Café de la Place ne sert pas de repas. Nous en ressortons dépités.
Je balaie les lieux du regard, tel un lion affamé en quête de gazelle imprudente.
Un restaurant marocain fermé. Un kébab fermé. Un Café de la Place qui ne sert pas de repas. Une brasserie fermée. Ah... Un kébab ouvert, là-bas. Oui mais bon... Pour le repas de dimanche de tante Léonie, je comptais lui offrir un petit extra. Je regarde à gauche, à droite. À droite ! Grand Chic et Chapeau Cloche partent d’un bon pas. Ils semblent savoir où ils vont. Sûrement dans un petit restau de derrière les fagots.
- Suivons-les, dis-je à tante Léonie en la prenant par le bras.
Au bas de la rue, Grand Chic et sa fille accélèrent le pas comme pour nous semer. Ils tournent à droite sans se retourner. Un panneau indique que le “Pré Catelan” se trouve en direction de la gauche. Je suggère à tante Léonie :
- Le Pré Catelan... Avec un nom pareil, il doit bien y avoir un restaurant par là, non ? Ou alors (je fais un geste en direction des deux fuyards) on les suit : à mon avis ils vont dans un bon petit restau de derrière les fagots.
Réponse de tante Léonie :
- J’ai faim. On va au kébab.
Demi-tour, nous revenons sur nos pas. J’en profite pour faire les présentations.


Tante Léonie : soixante-dix-huit ans aux prunes, toutes ses dents malgré une gourmandise assumée et hors du commun.
Votre serviteur : heureux possesseur d’une 4L Safari dans son jus (inutile de m’écrire, je ne suis pas vendeur), pour quelques semaines encore sur le bon versant de la cinquantaine. Voilà des années que j’avais promis à tante Léonie de l’emmener faire un tour à Illiers-Combray. Non, je n’ai pas lu Proust. Pas encore. Je me promets de commencer la semaine prochaine, et ce depuis l’âge de dix-huit ans. Diverses péripéties font que j’ai pris un peu de retard, mais le projet tient toujours. Tante Léonie non plus n’a pas encore lu Proust, mais se promet de commencer dans deux semaines. Par contre, elle aime beaucoup les madeleines et tous les gâteaux et aussi le chocolat et les confiseries et a commencé à en manger dès qu’elle a pris conscience de cette affinité gourmande, c’est à dire il y a environ soixante-quinze ans.


Tiens, un splendide roadster anglais se gare sur la place. Un couple grisonnant s’en extrait tant bien que mal. Ils lorgnent avec envie sur ma Safari.
Pour répondre une fois pour toutes à LA question que vous vous posez : oui, elle s’appelle vraiment Léonie. Et c’est d’ailleurs pour cette raison que je me suis toujours promis de l’emmener faire un tour à Illiers-Combray : après tout elle y est un peu chez elle. D’autant plus qu’elle adore les madeleines.

Le patron du kebab a l’air fatigué, et cela n’est guère surprenant, puisqu’à en croire ce qui est écrit sur la porte, il travaille du lundi au dimanche, ce qui ne lui laisse guère de temps pour se reposer. Dans le fond, on entrevoit une cuisine éclairée au néon. Un gamin en survêtement y rêve qu’il joue au football. La mère fait office de cantinière. Nous commandons de quoi nous restaurer, kefta, salades, frites, de l’eau, du soda frais.
Nous nous installons près de la baie vitrée, d’où nous pouvons surveiller la place tout en devisant.
- Alors, me lance tante Léonie en attaquant sa salade, as-tu lu ton Proust ?
Bien que ne l’ayant pas encore lu non plus, tante Léonie, de part son nom, se considère comme faisant part de l’héritage spirituel de l’écrivain, et elle insiste depuis toujours pour que je lise “mon Proust”, ne serait-ce que par respect envers elle.
- Léonie, on ne dit pas “ton Proust”, on dit “La recherche”. C’est autrement plus chic.
Elle pique une frite dans mon assiette, engloutit deux verres d’eau à la suite, hausse les épaules :
- “La recherche” ! Et puis quoi encore ? Tu sais ce qu’ont dit ces gars-là : si tu n’as pas lu ton Proust à cinquante ans, c’est que tu as raté ta vie.
- Léonie ! Je t’en prie ! SÉ-GUÉ-LA, pas “ces gars-là” ! Tu le sais très bien. Et puis c’est sa Rolex qu’il faut avoir lue, pas son Proust.
- Bon, arrête de chipoter. De toute façon, tu as toujours été comme ça depuis tout petit, à couper les cheveux en quatre.


Sur la place, j’aperçois Grand Chic et sa Chapeau Cloche. Ils ont apparemment fait le tour du pâté de maisons, et de toute évidence derrière les fagots ils n’ont pas trouvé l’escompté restau. Ils marchent d’un pas moins bien assuré, les épaules légèrement voûtées. Ils semblent reprendre espoir en avisant le Café de la Place, sur lequel ils mettent le cap.


Le couple au roadster a perdu moins de temps. Ils poussent déjà la porte du kébab, bientôt suivis de deux dames hésitantes et néanmoins souriantes.


J’annonce à tante Léonie :
- Après nous irons visiter ta maison et ensuite nous irons faire un petit tour au Pré Catelan.
- Depuis le temps que tu me le promets ! Et il ne faudra pas oublier d’acheter des madeleines.


Grand Chic et Chapeau Cloche ressortent du Café de la Place. Ils en ont pris un coup au moral, cela se voit. Ils regardent en direction du kébab et réalisent peu à peu qu’ils n’ont plus le choix.
Une des dames souriantes a découvert la porte des toilettes, près du distributeur de boissons. L’aubaine la ravit visiblement. Elle s’y engouffre sans demander son reste.
Grand Chic et Chapeau Cloche poussent la porte d’un air méfiant. Le mur semble tenir bon, rien n’explose, aucun seau d’eau ne se déverse sur leurs têtes. Ils entrent. Se détendent enfin. Ils sont sauvés.
Bientôt, tout le monde croustonne bon train, cliquetis de fourchettes et conversations à mi-voix.

Plus tard, lors de la visite de la maison de tante Léonie, nous retrouvons tous nos amis du kébab. Comme tout le monde a finalement plutôt bien mangé, on sent bien qu’une petite sieste ne serait pas de trop. Mais nous suivons le guide, une jeune fille aimable et prolixe. Nous n’écoutons pas tout (voir la remarque sur la sieste) : nous nous laissons bercer par la visite, apaisante comme une tasse de tilleul.
À l’étage, une pièce est consacrée à des photographies de Nadar. Je m’immobilise, admiratif, devant un portrait de Sarah Bernardt en ingénue que l’on devine libertine. Tante Léonie m’apprend qu’elle a eu une aventure amoureuse avec une fille qui lui ressemblait quand elle avait quinze ans. Monsieur roadster tend l’oreille, se donnant une contenance en y collant son portable éteint. Tante Léonie entre dans les détails. Je la supplie de parler plus bas. Le portable de monsieur roadster se met à carillonner à son oreille, le faisant sursauter.
Nous apprenons bientôt que les madeleines nous seront interdites : celle qui est exposée sous verre dans la chambre de tante Léonie n’est pas destinée à la consommation, et le méphistophélique pâtissier du bourg, pour quelque obscure raison, a décidé de fermer sa boutique chaque dimanche, privant les touristes dominicaux de leur ticket aller-retour gourmand dans le monde des souvenirs.
- Quelle bêtise ! s’exclame, outrée, tante Léonie. Ah ça, on n’a pas tort de parler des bêtises de Cambrai !
- Combray, Léonie, COM-BRAY !
- Oui, oh bon, arrête de chipoter tu veux bien.

Vous n’avez certainement pas oublié le petit sac à dos que j’avais posé à l’arrière de la Safari ?
Dans mon petit sac à dos j’y avais mis : un paquet de madeleines venues tout droit du supermarché près de chez moi, et un thermos de thé. Pourquoi avais-je emporté ces madeleines ? Une prémonition sans doute ? En tout cas, quand j’ai déballé mes trésors, assis sur un banc du Pré Catelan, au soleil de fin septembre, il y en a une qui a été contente. J’ai eu droit à une bise sonore.
Je rends sa bise à Léonie. Je lui remplis un gobelet de thé chaud et parfumé, lui offre une madeleine, et lui promets :
- Demain, je t’achèterai des bêtises de Cambrai. Des vraies de vraies.


Elle est pas belle, la vie ?


Texte et photographie : Shaki Pelott 2012.

4 commentaires:

  1. Non mais quelle recherche!!!

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  2. Le secret, c'est de savoir perdre son temps :-)

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  3. Un véritable régal cette lecture. Parole de Madeleine! heuuuuuu!Pas vraiment! Mais l'accent de Garonne, oui!

    A la recherche du temps perdu qui ne l'est point quand on voisine avec Grand chic et Chapeau cloche.
    Une 4L Safari! Mazette! Pas n"importe laquelle! Moi qui ai fait mes classes avec 2 4 l!

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  4. Merci Maïté d'avoir apprécié ce kébab sans prétention :-)
    Ah, la 4L et son levier de vitesse si exotique... Et si en plus c'était une Safari, on s'attendait à voir une girafe apparaître à chaque carrefour ! L'aventure, c'est l'aventure !
    Et à propos, bon anniversaire à Bébel ! De la part de tous les aventuriers en 4L Safari qu'il a tant fait rire et rêver.

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